- 1911 -

- Louis Salmon au Moyen-Orient -

Cette année sera celle des hésitations et fera l'objet d'une correspondance fournie.

- Le 16 janvier 1911 : lettre de son frère. Je te renouvelle mes voeux. Je te souhaite avant tout de continuer à bien te porter et de ne pas souffrir du climat ou de la nourriture orientale. Je te souhaite aussi un avenir brillant et, quand tu voudras te marier, la femme qu'il te faut et un ménage heureux.

- Le 6 février 1911 : lettre de son frère. Je suis heureux de te savoir plus distrait et ayant repris la vie agréable que tu as l'habitude de mener l'hiver. Le choléra étant presque terminé, j'espère qu'il n'y a plus rien à craindre pour les Européens.
J'ai lu avec intérêt ta considération sur ta situation et le mariage. C'est d'un sage ! Mais toi qui ne méprises pas l'argent tu marches dans les vues de petit Père à ce sujet ! S'il compte te voir épouser une jeune fille avec une dot assez ronde, que dirait-il des 2.000 F de revenus auxquels tu fais allusion, cela fait 50.000 F de dot. Je crois qu'il est plus ambitieux que cela pour toi. Mais fais ce que tu crois bien. Si tu aimes une jeune fille qui t'aime, et que ta situation jointe à ce qu'elle peut avoir te permet de vivre, ne regarde pas à quelques billets de mille.

- Le 15 février 1911 : réponse à son frère. Ta lettre du 6 m'est bien parvenue et je l'attendais avec impatience pour connaître ta réponse à ma proposition. Je regrette que ce soit la deuxième fois que tu déclines mon invitation.
Nous subissons un hiver d'une rigueur exceptionnelle, et depuis 1 mois il tombe de la neige presque tous les jours. En province, le thermomètre est descendu jusqu'à moins 32° et ici nous avons eu moins 8 à 10 °. Maintenant il dégèle. Vendredi dernier, nous avons eu une tempête telle que l'on en a pas vu depuis très longtemps. La neige est tombée très fine et serrée, et à certains endroits il y avait de 75 cm à 1 m de neige. Les rues étaient couvertes d'une couche de 30 cm. Tous les services de bateaux, trams et voitures étaient interrompus, presque tous les magasins étaient fermés et nous-mêmes, devant l'absence totale de clients, avons fermé à 1 heure 1/2 de l'après-midi. La ville était déserte pendant toute la journée.
Tu me demandes si je joue au bridge. Je crois bien ! J'y joue presque tous les jours. Ici c'est une rage, et on y joue dans tous les salons. Je perds plus que je ne gagne, car je n'ai pas beaucoup de chance, mais, comme nous ne jouons qu'à 1 para le point, c'est-à-dire 1/2 centime, il n'y a rien de ruineux. C'est un jeu très intéressant et qui tue bien le temps.
Je suis très souvent en visites et en soirées et je ne m'ennuie pas trop pour l'instant.
Le choléra a complètement disparu depuis 3 ou 4 semaines.

Les questions d'argent ont toujours été un point de discorde entre les 2 frères et leurs parents très attachés aux biens matériels. Il est intéressant de savoir l'importance que cela prenait dans les familles bourgeoises de cette génération. Le frère de Louis, Alfred, est resté veuf après un an de mariage. Bien entendu comme il était encore jeune ses amis et la famille lui ont conseillé de se remarier. Eh bien ! les parents ont tellement fait qu'il a dû rompre avec une jeune fille qui lui plaisait. Les parents ont fait des misères à sa première femme avec qui il a dû faire un mariage d'amour ; elle n'avait apporté qu'une petite dot. Dans la suite de ce récit il en sera de même avec Louis, nous n'en sommes pas là, mais il en est quand même déjà question entre les 2 frères au sujet d'une jeune fille pour laquelle il a des idées. Voici la suite de cette lettre :

Tu te demandes ce que petit Père dirait de 50 000 F de dot pour moi. En effet, je reconnais que c'est peu ; mais alors où pense-t-il que je trouverai plus, et qu'espère-t-il ? Ce n'est vraiment pas ici que l'on trouve des dots de 200 000 F. Je ne m'emballe pas sur cette question, car je ne veux pas me marier pour traîner la misère. Surtout ici où l'on dépense beaucoup quand on occupe une certaine situation. Je ne demanderais certes pas mieux que petit Père me trouve une femme bien ayant de l'argent, mais alors qu'il le fasse !
Quant à mon séjour ici, cela tient toujours à un fil et à la première occasion si je trouve quelque chose à Paris je rentre,

- Le 12 mars 1911 ; à son frère. Quant à moi, j'en suis toujours au même point, et il n'y a rien de changé dans ma situation. Je ne peux pas songer à me marier maintenant avant d'avoir 1°) une bonne position ; 2°) savoir si je resterai ici.

Ducouret et moi avons entrevu la possibilité de nous associer pour faire quelque chose ensemble, par exemple la représentation de fabriques à Paris. Nous sommes en correspondance à se sujet, et dès que nous aurons le strict nécessaire pour vivre nous marcherons.
La semaine dernière, je suis allé 3 fois au théâtre voir Ferandy de la Comédie française. J'ai vu jouer Blanchette, les marionnettes de Brichanteau. Le tout très bien, beaucoup de succès pour Ferandy. Salle comble.

- Le 11 avril 1911 : à son frère . Je commence aussi à éprouver le besoin de ne plus rester seul et je voudrais bien aussi me marier.
Quant À ma situation, elle est toujours la même, incertaine et ennuyeuse au plus haut degré. Cela m'ennuie de capituler et de faire voir à ces gens que je suis obligé de partir à cause d'eux. Je suis donc tout à fait dans le doute et ce n'est peut-être que la question mariage qui m'en sortirait. Je me demande justement si je n'aurais pas mieux fait, en quittant le régiment de retourner chez Mr. H à Harburg.
Nous partons le 19 pour une excursion de 6 jours comme l'an dernier ; nous serons 20 ou 22 personnes et nous nous promettons de bien nous amuser..
Ce soir je dîne au consulat. La semaine dernière, j'ai dîné 5 fois en ville. Je ne perds pas de temps.

- Le 28 avril 1911 : à son frère. Dans mes dernières lettres à la maison j'ai parlé mariage. On me dit toujours d'attendre, et aujourd'hui, j'écris à petit Père pour lui dire que je suis arrivé au tournant de ma vie. En deux mots, j'aime une certaine personne pour laquelle je n'avais encore que de la sympathie. Mais ceci vient de se transformer ces jours-ci au cours de l'excursion dont je t'ai parlé. Cette demoiselle qui jusqu'à présent était toujours réservée envers moi, a pris une attitude telle qu'il ne m'est plus permis de douter. Il ne tiendrait qu'à moi de lui faire avouer son amour, mais je veux avant cela attendre l'avis de la famille.
Je t'en ai déjà parlé, c'est Marie-Thérèse fille de Mme Vieillot. Elle est parfaite sous tous les rapport, jolie, très instruite, de très bonne éducation et, ce qu'il y a de mieux, c'est que je suis certain qu'elle m'aime. En ce qui me concerne, j'ai toujours eu pour elle une grande sympathie, je dirais même plus, je crois que je l'ai toujours aimée. Nous avons toujours été très réservés car je n'ai pas voulu brusquer les choses, mais il paraît qu'elle non plus ne peut plus résister.
Bien que nous n'ayons jamais entamé cette question, je sais que nous nous sommes compris et je m'en voudrais si elle devait être déçue.
Pour ma part, je suis convaincu que je l'épouserai, car si nous sommes d'accord, je ne vois pas ce qui m'en empêcherait. Je ne pense pas que l'on fasse objection à la maison. En tout cas ils auraient tort, car je préfère me marier avec une personne que je connais depuis 2 ans, qui est bien et qui me plaît. Voilà où j'en suis.

Dernières nouvelles de Marie-Thérèse Vieillot 1888-1985: Née à Salonique, commence à Constantinople des études d'infirmière qu'elle viendra seule terminer à Paris en 1912. Elle fréquente aussi l'École pratique de service social. Durant la guerre mondiale 14-18, elle est infirmière de la Croix Rouge. À partir de 1917, elle est interprète auprès des missions américaines. Elle orrganise les services d'entraide des régions libérées dans l'Aisne. Ayant de nombreuses relations aux USA, elle obtient une bourse d'étude pour l'année 1920-1921, la première accordée à une française, pour suivre les cours de travail social d'une université, la Simmons College of Social Work de Boston.

À son reour en France, Marie-Thérèse, collabore aux activités de l'École pratique de service social, tout en travaillaant à la création du premier service social de la Clinique Baudelocque et, en 1923, le premier service social de l'enfance auprès du tribunal pour enfants de la Seine. En 1931, elle prend la direction de la première expérience française de centre d'observation au foyer de Soulins à Brunoy. Après un nouveau voyage aux USA, en 1934 et 35, Marie-Thérèse Vieillot dirige deux écoles de service social à Stasbourg puis à Rouen. Elle prend sa retraite en 1951.

D'après un texte de Sylvain Cid.

- Le 2 mai 1911 : Petite Mère annonce à Alfred. Nous lui avons demandé (à Louis) de se renseigner sur l'affaire de Mme. Vieillot, ce qu'il n'a pas fait. Mr. Macry nous a dit que la demoiselle n'a pas de dot, et que sa mère lui donnera 115 F par mois. Louis a envisagé de reprendre le commerce mais n'en a jamais parlé et il ne sait pas dans quelle conditions. (Louis à ce sujet pense s'associer avec Mme. Vieillot, mais pas de reprendre l'affaire ; les parents ont mal compris . Il dit qu'il resterait encore quelques temps aux EOB et vivrait alors bien modestement).

Cela nous ferait de la peine qu'il se fixe à Constantinople sans avoir la faculté de le quitter et si plus tard il trouvait une situation en France, c'est sa femme qui serait éloignée de sa famille.

- Le 3 mai 1911 : Petite Mère continue. Nous avons reçu une lettre de Louis ce matin, il est toujours décidé à épouser cette demoiselle après avoir appris que la maison fait de 6 à 700.000 f r. d'affaires dont il n'a aucunes preuves ; s'il y entrait il ne pourrait avoir que le 1/4 ou le 1/5 e des bénéfices puisqu'il y a la mère et les 3 autres filles ; ce n'est pas cela qui lui permettrait de faire des économies pour revenir en France. Il ne pourrait se payer un voyage par an et nous ne le verrions plus. Ton père a beaucoup de peine. Ecrit à Louis.
(les parents font preuve d'égoïsme, il ne pensent qu'à la peine de ne pas revoir leur fils et se moquent bien de son bonheur).

- Le 3 mai 1911 : Alfred à Louis. Je souhaite pour toi tout le bonheur possible. Petit père t'a écrit qu'il ne tient pas tellement à te voir marié là-bas et qu'à Constantinople la question argent est importante. Tu étais assez d'accord avec lui à ce sujet. Aussi, ne sachant pas les choses si sérieuses, j'espérais que tu pourrais revenir en France et chercher à t' y marier.
Je parle là comme si ton mariage était un fait accompli car je considère la chose comme faite. Après ce que tu me dis, il n'y a pas à hésiter. Je sais que connaissant bien cette jeune fille, tu n'agis pas au hasard et que tu as bien réfléchi. Tu me demandes mon opinion, je ne peux mieux te la résumer qu'en ces quelques mots « vous vous aimez. J'en suis heureux pour toi. Vous vous mariez et il n'y a rien à regretter ». Tu prendrais donc la suite de la maison? Renseigne-toi bien avant. Dans le commerce on peut avoir bien des surprises. Tu es capable de te faire là une belle situation si l'affaire est bonne.

- Le 8 mai 1911 : lettre à son frère. J'ai bien reçu tes lettres, et je réponds à tes questions.
D'abord je ne suis pas engagé comme tu le supposes, mais il est temps que je prenne une décision car je viens de me heurter, comme j'en étais sûr, à la question financière qui prime tout chez nous. Je reçois lettres sur lettres de Champagne, plus un télégramme, et l'on me fait de grands reproches ; on me parle d'abandon et d'égoïsme. Bref, c'est lamentable !
Et pourtant si tu savais comme je l'aime, cette jeune fille, et elle, je crois, encore plus que moi ! Il m'est toujours temps de reculer, car je n'en ai causé à qui que ce soit, pas même à la personne en question, mais cela me coûtera beaucoup, et je me rends très bien compte que l'on aura de la peine à me marier par la suite. Si je romps, j'ai l'intention de quitter Constantinople, le plus tôt possible.

- Le 9 mai 1911 : réponse à son frère. Une lettre de 6 pages que je vais résumer.

Je ne sais plus très bien où j'en suis actuellement et je ne sortirai de cette impasse que profondément blessé. Songes que je suis seul ici pour supporter ce qui m'arrive. En outre, Marie-Thérèse Vieillot a un caractère renfermé et méfiant et ne se livre pas de prime abord, sa force d'énergie lui a permit de dissimuler l'affection qu'elle a au fond pour moi.
Bref, il semble qu'elle n'ait plus été à même de se contenir plus longtemps, car brusquement son attitude a changé complètement. Cela fait 3 semaines que j'ai deviné sa pensée. J'avais bien remarqué de temps en temps un regard plus prolongé, ou même une certaine joie de me voir, mais je n'y attachais pas d'importance. Dans notre bande, bien qu'assez libres, nous sommes très corrects, nous ne nous permettrions pas de donner le bras ou la main à une de ces demoiselles si ce n'était pour un passage dangereux. Aussi, quel fut mon étonnement pendant nos 6 jours d'excursions quand je la vis venir à moi avec un regard significatif, me serrer la main plus fort que jamais et ne plus me quitter pendant les promenades. Je ne pouvais plus me tromper, elle m'aimait ! Mon émotion fut grande. Nous n'avons échangé que des banalités, mais 2 coeurs qui s'aiment se comprennent sans causer. C'est donc au cours de cette sortie que je découvris en moi cet amour pour elle qui sommeillait depuis si longtemps et je n'ai pu y résister. Naturellement, cela sauta aux yeux de nos amis malgrè notre réserve. Quelques allusions discrètes de ses amies me permirent de savoir que cela couvait depuis longtemps. Bref, il n'y avait plus de doute et je me sentis bien pris.
Rentré en ville, j'écrivis à la maison pour connaître leur opinion, car je ne voulais rien faire sans leur avis. J'envisageais toutes les réponses et dans le cas où cela ne marcherait pas, je voulais avoir le temps de disparaître avant qu'il ne soit trop tard.
Tu connais la réponse des parents : refus absolu et une engueulade monstre. Ils prétendent que je les mets devant un fait accompli, ce qui est inexact. Ils me traite d'ingrat parce que je veux les abandonner pour me fixer à l'étranger..
J'avais souvent parlé de mon retour, m'ennuyant tant aux EOB qu'à Constantinople en général, surtout à cause de mon célibat, c'est pour cela que j'en avais causé à la maison. Or on me répondait toujours évasivement, puisque j'avais le temps, rien ne pressait, il était peut-être bon de rester aux EOB. Il fallait attendre, on s'occuperait de moi et l'on me trouverait ce qui me fallait en France. Je sentais que j'approchais du but et il était nécessaire et urgent de se décider. Il ne faut pas que l'on s'étonne à la maison que je pose si brusquement la question. Comme je leur ai demandé une réponse par retour ils croient le fait accompli. J'ai brusqué pour les décider à répondre catégoritquement, oui ou non.
Le Consul à qui j'ai fait demander, a répondu qu'il était enchanté, que ce serait un des rares mariages fait ici à sa vive satisfaction.
Restait la question financière. Je suis allé voir le sous directeur du CL que je connais bien. Il comprit très bien l'affaire, il l'avait entrevue depuis longtemps. La mère fera une rente de 3.000 frs à chacune de ses filles à partir du jour de leur mariage. La maison qu'elle tient a une valeur de 500.000 frs et il doit y avoir d'autres ressources. Il est navré de ces difficultés. Il s'est offert pour tâter le terrain, il va voir Mme. Vieillot pour lui faire comprendre que ce mariage est impossible.
Quant à reprendre l'affaire, cela s'arrangerait probablement assez bien.car Mme. Vieillot est fatiguée. C'est une maison qui en 1899 avait une valeur de 100.000 frs, et maintenant elle a bien progressé. Elle représente les ciments Lafarge, la Sté. Decauville, et plusieurs fournisseurs de matériel pour les travaux publics et les mines. Cette affaire est bonne et pourrait être agrandie. La grosse question c'est qu'il faut abandonner la famille, les amis, la France pour se fixer si loin ! De plus je me heurte au refus catégorique des parents.
Il est vrai que je ne suis pas engagé, n'en ayant jamais causé, mais pour m'en tirer, il faut que j'agisse vite et que mon départ d'ici s'en suive. Ce qui me chagrine le plus, c'est de faire de la peine à cette petite qui ne sait encore rien de toutes ces difficultés.
Ce sera Mme. Vieillot qui l'apprendra petit à petit à sa fille en lui évitant trop d'émotions. Je crains qu'elle ne s'en remette jamais. Quant à moi je ne sais pas ! Toutefois, j'aurai la conscience tranquille, car j'aurai agi avec délicatesse.
J'ai été heureux jusqu'ici, car je n'étais pas encore arrivé à ce tournant de la vie, et je pourrais continuer à l'être si on me laissait faire

- Le 11 mai 1911 : Louis  à son frère. J'en suis toujours au même point et triste de voir que cette affaire ne s'arrangera pas. Je n'ai pas revu la demoiselle, mais demain, jour de réception, je serai obligé de m'y rendre, car mon absence pourrait sembler bizarre. C'est étrange que chez nous, on envisage toujours la question argent la première et que ce soit les parents qui veuillent faire les mariages. Dans les lettres de petit Père, il n'est pas question des sentiments, ce qui le désole : c'est de me voir épouser une femme sans fortune. La plus belle phrase de lui est celle-ci : "Toutefois,si tu tiens absolument a faire une bêtise malgré nous, saches que nous ne donnerons notre consentement que si le mariage te vaut une situation de 12 à 15.000 frs par an ; au-dessous nous ne pouvons consentir à rien".
C'est comme si on traitait une affaire commerciale !! Et encore une autre : "Je t'ai toujours dit et je te le répète encore, en cas de mariage à l'étranger, exige la dot qui te rendra indépendant, sinon ne fais rien. Quel malheur que tu te sois laisser pincer comme cela malgré tous mes avis et ceux de Mr. Orosdi. Ah, je ne vais pas être fier vis-à-vis d'eux lorsqu'ils sauront cela."
Il croit donc que le coeur se commande ! ? "Sinon ne fais rien" dit-il. Alors devrais-je rester seul parce que je suis à l'étranger et que je ne trouve pas à épouser une fortune ? A cela j'ai répondu : " il me semble que petit Père est mieux placé que tout autre pour comprendre la chose. N'a-t-il pas lui-même quitté les siens pour se fixer en France et y créer une famille ? A-t-il été plus malheureux pour cela ? Je ne le crois pas".
Je ne vois pas très bien comment nous allons nous entendre. Je prévois un refus net de sa part et alors je rentrerai.
Pour l'instant je ne suis nullement engagé, envers qui que se soit, mais l'attitude de la demoiselle me fait voir que nous nous sommes compris. Il faut qu'il y ai une explication, je ne dois pas la laisser espérer inutilement.

- Le 16 mai & 17 mai 1911 : à son frère. J'ai reçu ce matin une dépêche de Champagne me disant "acceptons si aucun obstacle notoire, câble résolution".
Dans la lettre annoncée :
Ils se sont rendus à l'évidence, mais cependant leur lettre ne montre pas encore beaucoup d'enthousiasme. Ils me disent qu'ils me laissent toute liberté d'agir, mais ils me présentent encore toutes leurs observations. Ils conviennent qu'ils se sont emballés et disent "nous avons eu le temps de nous ressaisir et nous ne voyons plus l'affaire sous le même jour".
Cela me donne donc à espérer. En principe, ils acceptent si les conditions sont assez avantageuses.
Je les ai remerciés de leur décision et j'espère que ce n'est pas par contrainte qu'ils sont décidés à me laisser faire. Après ce changement, je suis décidé à poursuivre et j'épouserai celle que j'aime. C'est là le principal et j'en suis très heureux ! J'ai toujours pensé que cela devait aboutir.
Je te tiendrai au courant des événements.
Un ami, Mr. Macry, qui se trouve à Paris est allé voir nos parents. C'est lui qui les a renseignés et qui a laissé entendre que la dot ne serait pas élevée attendu qu'il y a 4 filles. C'est pour cela que l'on s'est emporté à la maison. Depuis, Mr. Macry a revu les parents, et je comprends maintenant que cette visite les aura convaincus.
Depuis 5 jours je suis à la campagne, à Péra. J'ai déjà fait du canotage, il fait chaud. Ce soir je suis invité à dîner en ville.

- Le 20 mai 1911 : dans une lettre de sa mère. Depuis que nous t'avons écrit, nous avons réfléchi et pensé que tu ne retrouverais peut-être pas une situation de suite si tu rentrais en France, que tu t'ennuierais inoccupé ; que tu regretterais toujours cette demoiselle, que tu gagnerais peut-être suffisamment et que si tu étais heureux comme cela, nous nous contenterions de te voir tous les ans plutôt que de te savoir triste près de nous. J'espère que tu vas nous envoyer par dépêche les renseignements que nous te demandons, fais ce que tu voudras, nous ne voulons pas t'influencer, ne te tourmentes plus.

- Le 31 mai 1911. à son frère. Une lettre de 3 pages doubles avec beaucoup de répétitions, écrite du Yacht-club de Moda où il passe la soirée. En voici un résumé.
Une lettre de Champagne lui laisse entendre que les parents sont hantés par l'idée de l'argent. Il pense que leur consentement lui été accordé c'est parce qu'ils ont vu que la situation s'améliorait. La réponse de Louis les a désillusionnés, en effet d'après les renseignements communiqués par Mr Tanqueray, Mme. Vieillot veut bien le prendre dans son affaire mais seulement dans 2 ou 3 ans et ne veut pas que cela soit une question sine qua non. Sur ce, son père s'emballe de nouveau : s'il avait su, il n'aurait pas donné son consentement. C'est toujours la question intérêts qui prime, et plus loin « Je connais bien les Orientaux c'est bien là leurs raisonnements ». Il oublie que cette famille est restée essentiellement française sous tous les rapports. Il prétend que si Mme. Vieillot l'engage à rester, encore un temps aux EOB , c'est parce qu'elle ne veut pas de lui, mais seulement caser sa fille, qu'il le voit mal embarqué. Bref ils se font des idées noires.
Mr Tanqueray a proposé à Louis de le seconder. A cela son père répond que c'est pour le consoler de ce que Mme. Vieillot ne le prend pas dans sa maison.
Tous les prétextes sont bons pour casser les projets de Louis, il envisage même la possibilité d'un remariage de cette dame, ce que Louis trouve stupide, car elle a la cinquantaine et elle est veuve depuis 15 ans avec 4 filles, si elle avait voulu se remarier cela serait déjà fait. A la suite du consentement de son père, il a fait intervenir son ami du CL auprès de Mme. Vieillot. Elle est enchantée de ce projet dont Louis lui a parlé également. Quant à la demoiselle, cela lui a provoqué une certaine émotion, qui l'empêche de se décider de suite. Mme. Vieillot reste sur ses positions pour prendre Louis dans sa société et confirme le montant de la rente versée à sa fille. Louis lui fait entièrement confiance car ce n'est pas une Orientale comme le dit son père, de plus il rajoute que si les amis de Louis voient la chose d'un bon oeil, ce n'est que pour pousser à la roue et se moquer de lui.

- Le 12 juin 1911 : à son frère. Louis annonce à Alfred qu'il est fiancé officieusement depuis la veille. Personne ne le sait parce qu'il ne veut pas que les parents l'apprennent indirectement. Comme ils ont donné leur consentement, il a entrepris ses démarches auprès de Mme. Vieillot qui les a acceptées avec enchantement. Quant à la jeune fille, sa timidité l'empêchait de se prononcer, c'est seulement hier qu'ils se sont engagés et Louis en est tout heureux.
Mais la valse hésitation des parents reprend à nouveau, toujours la même chose, "s'ils avaient su ils n'auraient pas donné leur accord", Louis craint qu'ils ne fassent une gaffe, il est sans nouvelles depuis le 1er juin. Son père est toujours à la recherche de renseignements sur les finances de la famille Vieillot par amis interposés.
Louis va demander à ses parents d'adresser leur demande à Mme. Vieillot ce qui lui parait être la moindre des corrections.

- Le 17 juin 1911 : à son frère. Je vais être obligé de quitter Constantinople pendant 2 mois, car je m'embarque dans 10 à 12 jours pour la mer Noire où je dois accompagner un ingénieur Anglais qui va explorer une région où l'on a découvert du cuivre. Un syndicat est formé pour ces recherches et une Cie. sera créer avec un capital de 40 000 000 de frs. environ. Il paraît que c'est une affaire merveilleuse. Si tu as des bouquins qui traitent des mines de cuivre, envoies les moi ainsi qu'un dictionnaire technique anglais-français.

- Le 27 juin 1911 : à son frère. Le Sultan est rentré hier de son voyage en Albanie. On lui a fait une réception grandiose.

L'expédition à FATSA
(Mer-Noire)

Du 5 juillet 1911 au 22 juillet 1911
Résultats de l'exploration très prometteurs.

- Le 27 juillet 1911 : à son frère. J'ai quitté la mine sous la pluie, le 21, à cheval, pour aller à Fatsa prendre le Phrygie, de la Cie. Paquet de Marseille.
Nous avons embarqué le 22 vers 4 heures du soir et nous sommes arrivés ici hier matin, 26 juillet à 8 heures, après avoir fait une mise en quarantaine de 24 heures à Sinope ayant touché à Samsoun où règne le choléra. Le premier jour nous avions assez de mer, mais malgré cela, tout allait bien, le reste du voyage par mer était très calme. Voyage épatant avec beaucoup de déplacements à cheval.

Pendant ce voyage je n'ai reçu aucun courrier, à cause du mauvais temps et du choléra.

Je t'envoie ce jour deux petits paquets d'échantillons divers, tu me diras ce que tu en penses.

En débarquant je suis allé chez Mme.Vieillot, elle a reçu la demande ; je ne lui ai parlé que 5 minutes faute de temps. Je vais la revoir aujourd'hui, je te tiendrai au courant.
Dimanche soir un incendie colossal a détruit la moitié de Stanboul. Il y a des milliers de maisons détruites, c'est à environ 1/4 d'heure de chez Orosdi. J'y suis allé mais n'en ai vu qu'un coin. Cette nuit nouveau feu, 3 maisons détruites en face de notre magasin. Nous avons le choléra dans notre ville.
On dit que les affaires du Yémen, du Monténégro ne vont pas du tout, et que le choléra sévit dans la ville.

- Le 9 août 1911 : à son frère. J' habite en ce moment à Pendik lieu de villégiature des Vieillot je suis logé en face de chez eux, dans une grande propriété, chez un français qui m a offert une chambre. Je dîne chez les Vieillot tous les soirs. Mon ami Tanqueray demeure à côté dans une maison qu'il loue tous les étés. As-tu vu la photo de Marie-Thérèse ? que j'ai envoyée à la maison.
Il est encore question d'argent dans ces lettres et des conseils d'économies. Son père espère que la fiancée apportera un trousseau comme c'est l'usage. Il lui donnera comme à son frère son livret de caisse d'épargne (15 000 frs) plus un prêt de 3 000 fr avec intérêt de 3%. Il ne peut l'aider, il a besoin de ses rentes pour vivre.

- Le 7 octobre 1911 : à son frère. Ce matin, le train dans lequel je me trouvais en a tamponné un autre; heureusement que j'étais dans le 2e Wagon, je n'ai ressenti qu'une secousse. La tête du premier wagon a été complètement enfoncée ainsi que le fourgon et 5 ou 6 voitures de l'autre train. Pas de morts ; 4 ou 5 blessés

- Le 18 octobre 1911 : à son frère. Une loi a été acceptée par le parlement, portant les droits de douane sur les marchandises Italiennes à 100%. On ne connait rien de la situation les informations étant toutes contradictoires. Il semble cependant que les Turcs sont désespérés et sentent leur fin prochaine. Les journalistes Italiens ont été expulsés et il parait qu'on va en faire autant avec les professeurs. Le gouvernement a mis les compagnies de chemin de fer en demeure de renvoyer le personnel Italien ; c'est maintenant chose faite. Il est probable que petit à petit on va mettre les Italiens dans l'obligation de quitter le territoire Ottoman, du reste, on leur créera tant de difficultés qu'ils s'en iront d'eux mêmes. Une gêne générale pèse sur le marché et personne ne peut prévoir ce que nous réserve l'avenir.

- Le 27 octobre 1911 : à son frère. Je suis depuis 1 semaine à San Stéfano, sur la côte d'Europe, à 40 minutes en chemin de fer, au bord de la mer; je m'y suis rendu le lendemain de la rupture chez 2 amis qui m'ont invité pour la chasse à la caille. J'y vais tous les matins à 6 heures, mais nous ne faisons pas grand chose, la saison des cailles étant presque terminée. Cela est une distraction pour moi et m'évite de penser à mes peines.
J'ai dit à Léopold Back que mes fiançailles étaient rompues. Pour lui, j'ai bien fait et il m'approuve.
Mme Vieillot hésite pour aller en France, ayant des intérêts avec les Italiens, elle préfère attendre les événements.

- Le 13 novembre 1911 : La guerre avec les Italiens continue mais les nouvelles sont très rares et toujours contradictoires. Il paraît cependant évident que les Italiens se font battre et ils auront du fil à retordre.

- Le 22 décembre 1911 : à son frère. Je suis allé à Panderna dans la mer de Marmara, à moitié chemin d'ici aux Dardanelles. J'étais en partie de chasse avec 3 amis, dont le consul suppléant de France et un élève vice-consul. Nous avons fait une excursion merveilleuse. Nous fûmes très bien reçu par l'agent consulaire de Panderna. Ce pays se trouve à 6 heures de bateau, nous avons fait 5 heures de route pour rejoindre une ferme du Kédive d'Egypte où nous étions recommandés par l'agent consulaire. Nous fûmes admirablement reçus et y avons passé 2 nuits. La chasse a été mince, car il y avait beaucoup de brouillard. Nous avons rapporté 2 lièvres et 19 perdrix que nous avons distribués aux amis à notre retour. C'est une partie intéressante mais un peu chère, il faut compter 1 £ turque par pièce de gibier. Au retour nous avons été retardés par la tempête. Après 6 heures de traversée très dure, il nous fallut revenir en arrière, la mer grossissant toujours. Le calme ne revint que 2 jours plus tard.
Hier je suis rentré de chasse à 5 heures du soir et je suis allé au théâtre voir Marthe Régnier dans "Le Goût du Vice". J'y retourne ce soir pour la dernière, voir "Papa".

En cette fin d'année, et dans les jours suivant, la correspondance que Louis entretient avec les siens a pour but le remariage de son frère et sa situation à venir. Les parents ont toujours des problèmes avec les mariages concernant leurs 2 fils, quand ce n'est pas avec l'un c'est avec l'autre !

- Le 29 décembre 1911 : La guerre ne les dérange pas beaucoup et l'on n'en sait pas grand-chose, les mauvaises nouvelles étant arrêtées par la censure. On parle vaguement de Paix mais on ne sait pas trop ce qu'il peut y avoir de fondé dans ces rumeurs. La politique du moment, ici, n'est pas très bonne et la chambre perd son temps à discuter un paragraphe de la constitution.

1910 - 1911 - 1912