- 1913 -

- Louis Salmon au Moyen-Orient -

- Le 2 janvier 1913 : J'ai assez bien enterré l'année 1912, autant que le permettent les régimes de l'état de siège. J'avais chez moi 3 amis à dîner et après le festin , nous allâmes sabler le champagne en joyeuse compagnie. Ce soir on recommence. Un de mes amis du consulat et moi offrons un dîner, nous serons 13 personnes, curieuse coïncidence pour commencer l'an 1913.
Il faut avoir un bon estomac pour résister à une journée comme celle du 1er janvier. Partout on vous offre : chocolat, thé, liqueurs, etc,etc...
J'ai fait mon début à la réception de l'ambassade (11heures du matin). Beaucoup de monde, discours du premier député de la nation et réponse de l'ambassadeur. La cérémonie revêtait un caractère inusité dû à la présence des officiers du "Léon Gambetta" en grande tenue et la musique du croiseur. Toasts nombreux, marseillaise, Sembre et Meuse, petits fours, cigarettes, serrements de mains (oh combien ! ). Mr. Boppe, conseiller d'ambassade, auquel je présentai mes voeux.
Déjeuner chez L.B. après que nous soyons passés chez le Consul. Puis à 2 heures 1/2, je commençai ma course aux visites : total 20; pour terminer, dîner chez les R.que j'ai dû quitter à 11 heures du soir (23 heures nouveau style) m'endormant sur le bridge.

Le 12 janvier 1913 : Louis est à Smyrne d'où il écrit à son frère pour parler de son travail. Le 1er Mars il est de nouveau à Constantnople.

- Le 12 janvier 1913 : Je suis rentré hier soir de voyage et n'en suis pas fâché.
Je vais partir dans quelques jours pour Uskuk.Je dois rester encore ici pour 2 mois, il y a beaucoup de travail à cause des nouvelles situations crées par les événements qui sont gênants pour tout le monde et pour moi également. J'avais acheté à Constantinople du matériel d'occasion à un bon prix, mais actuellement je n'arrive pas à le revendre la situation fait que personne n'entreprend de constructions. Il faudrait pour cela que la concession du chemin de fer Smyrne-Dardanelles soit accordée.


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Le 1er mars 1913, à son frère : Rien de nouveau, aucun incident, pas de nouvelle, calme complet. Je suis toujours pris tous les soirs et les jours passent agréablement. Aujourd'hui j'étais invité à un thé dansant à bord du Victor Hugo.
C'était charmant. Je m'y suis rendu vers 4 heures 1/2. Le bateau était très bien décoré de trophées et de fleurs, la musique du bord jouait les valses les plus entraînantes. Monde des plus sélects, jeunes filles charmantes et enthousiasme parfait. on se sépara vers 7 heures 1/2 après avoir bu force coupes de champagne et dégusté des friandises excellentes. Deux buffets ravissants étaient disposés, l'un dans le carré des officiers, l'autre dans la salle à manger du commandant. Les appartements de ce dernier sont une merveille et se composent d'un salon, un cabinet de travail,une salle à manger, deux chambres à coucher, un cabinet de toilette salle de bains.
Je n'ai pas de réponse concernant ma demande de période militaire pour cette année. Je voudrais bien qu'elle soit acceptée, car ce serait une bonne occasion pour aller en France.
Demain débute une troupe française qui va nous donner 12 représentations que j'irai voir en partie, entre autres : Lotte, L'âne de Buridan, Primerose, Simone.


- Le 13 mars 1913 : Calme complet si ce n'est la chute de Janina. On parle de celle d'Andrinople pour bientôt, mais on commence à ne plus y croire qu'à moitié.Le calme le plus absolu ne cesse de régner, et c'est probablement le calme précurseur de la tempête. Il y aura certainement une révolution sous peu. Cette situation interminable finit par énerver tout le monde et les esprits sont très montés. Le beau temps étant revenu je suppose que les hostilités vont reprendre. L'histoire est loin d'être finie car il parait que les Grecs et les Bulgares ne sont plus très d'accord.
Le tennis que je pratique et la vie de patachon que je mené ne me font pas maigrir pour autant. Je n'ai pas de réponse pour ma période militaire.

- Le 29 mars 1913 : Andrinople est enfin tombée. Les Turcs ont accepté cela avec une résignation presque ridicule ; ils considèrent cela comme une victoire et prétendent que cette belle défense va servir à remonter leur moral. Ils s'apprêtent, disent-ils, à se venger à Tchataldje. Mais en attendant, il parait qu'ils s'y font battre. Maintenant on se demande si les Bulgares, grisés de leur succès ne vont pas s'attaquer à Tchataldje et y faire venir toutes leurs pièces de siège. Il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'ils aient l'intention de marcher sur Constantinople. Nous attendons avec curiosité la suite des événements, car tout est possible.Il fait un temps d'été avec déjà 25 degrés.

- Avril 1913 : Les Turcs de toute condition sont calmes, tristes et résignés ; les grecs et les Arméniens gesticulent, hantés par la terreur de l'invasion, impatients de voir crouler la domination musulmane. On attend les Bulgares. La mosquée de Mahomet le conquérant est pleine de soldats blessés. Des réfugiés sont parqués dans celle d'Achmet. Un cortège de paysans vigoureux leur baluchon sur le dos sont poussés par des soldats. On va les vêtir et leur faire faire l'exercice à l'allemande : bir 'ki, bir 'ki ! (une deux, une deux) et on les enverra à Tchataldja. Des convois de blessés arivent la nuit. Pour garder l'Europe, la Turquie mobilise l'Asie.

- Le 11 juin : Place Bayazid, le passage d'un enterrement arrête l'automobile du grand-vizir Mahmoud Chefket Pacha qui se rend au ministère de la guerre. Aussitôt, d'une autre automobile partent plusieurs coups de feu : le grand-vizir tombe mort, son aide de camp est blessé. Il est exactement 11 heures du matin. Les meurtriers partent à toute vitesse , sortent de la ville à la porte du Canon, abandonnent leur voiture et vont se cacher dans une maison de Péra. (La fin de Stamboul : H. Mylès)


- Le 12 juin 1913 :
J'espère que malgré ce griffonnage insensé, vous arriverez à déchiffrer cette lettre. Il est vrai qu'il y a excuse, j'ai la g... en palissandre. Je me suis couché de 6 h 1/4 à 7 h 1/4. Hein! quoi que vous en dites ? Nous étions en grande fête chez les Reboul qui jubilaient leur 25e anniversaire de mariage (c'est pas mal cette expression là). Beaucoup de monde et l'on s'est fort amusé jusqu'à 6 h du matin. Fête très bien réussie.
Je m'installe samedi dans ma résidence d'été à Pendik.

Ce n'est pas le meurtre de Mohamed Chefket qui m'émeut, car je m'y attendait et c'était prévu. Tout s'est passé comme d'habitude dans le plus grand calme, si ce n'est une forte baisse à la Bourse pendant une 1/2 heure. Etat de siège proclamé avec interdiction de circuler de 10 h du soir à 4 h du matin. Patrouilles de cavalerie et d'infanterie renforcées. Je suis allé 2 heures après l'attentat au ministère de la guerre où l'on ne laissait entrer personne. On n'y remarquait rien d'anormal même pas de foule devant la porte. Au contraire, les rues étaient vidées, tout le monde craignant un coup de torchon. C 'était prévu depuis longtemps, mais surtout depuis 4 jours. Il paraîtrait même que ce ne sera pas le dernier et je suis persuadé qu'Euver Bey y passera bientôt. C'est la vengeance du meurtre de Nazim Pacha qui agit. Mais comment finira

tout cela ? On n'en sait rien car c'est toujours le pays du mystère.
- Le 20 juin : L'état de siège est proclamé, et il ne doit y avoir personne dans les rues après 10heures du soir. (H. Mylès)

- Le 28 juin 1913, à son frère : J'ai reçu une lettre de Pichon adressée à Guist'hau dans laquelle il regrette de ne pouvoir me nommer conseiller du commerce extérieur à cause de mon âge, ce qui animerait des jalousies dans la colonie ; par contre il me promet les palmes. J'espère les avoir pour le 14 juillet. J'ai reçu de nombreuses félicitations à l'occasion de ma nomination aux EOB entre autre celle de Mr. Boppe, ministre plénipotentiaire, chargé d'affaires à l'ambassade.

- Le 5 juillet 1913 : Correspondance, paru dans "Le petit phare de la Loire" le 4 juillet 1913.

Les Turcs traversent actuellement un régime de terreur, et l'on est arrivé déjà au nombre fantastique de 2 750 arrestations.
Tous les jours on découvre de nouveaux conspirateurs ; un grand nombre ont déjà été expulsés à Sinope, où ils sont enfermés dans une enceinte fortifiée ; on dit même qu'il y aura d'autres exécutions.
Avant-hier a été exécutée la sentence de la Cour martiale, et 12 pendus se sont balancés sur la place Bayazid, de 3 heures à 9 heures et demie du matin. Parmi eux, un colonel et le prince Damad Salih, gendre du sultan. L'exécution tarda pendant 2 jours, le sultan faisant des difficultés pour donner sa sanction. Finalement il dû céder. Ces pendaisons provoquent une très pénible impression, et tout le monde est outré de constater avec quelle rigueur on a frappé des gens ayant trempé dans le complot. Le fait d'avoir pendu un prince excitera certainement les fanatiques et je suis convaincu que les Jeunes Turcs le paieront cher un jour. Je vous remets une photo vous montrant le spectacle livré au public qui s'y est rendu en foule. cette photo a été mise en vente hier matin et interdite le soir même. On conçoit, en effet, très bien que le gouvernement n'ait pas de quoi être fier d'une telle exhibition.
Le peuple, comme toujours, montre une certaine indifférence. Mais le Turc doit réfléchir longtemps pour s'apercevoir de ce qui lui arrive, et ce n'est que lorsqu'il a reçu une gifle qu'il remarque qu'il a été attaqué. Du reste, ce n'est jamais la foule qui fait les révolutions dans ce pays et ce régime de terreur marchera très bien, jusqu'au jour où un certain groupe réussira à changer le gouvernement. Ce sera, cependant, un peu moins facile que la chute de Kiamil pacha, car le comité Jeunes Turcs, prévenu de ce vaste complot, va employer tous les moyens pour se mettre à l'abri. Il ne pourra cependant, à mon avis, arrêter le flot de rancunes qui va grossir de jour en jour à la suite de ces arrestations.
Vraiment cette conduite est honteuse, vous voyez combien j'avais raison, dans mes précédentes correspondances, de vous dire que les Jeunes Turcs ne valaient pas mieux que les vieux. Ici, cela ne marchera jamais, tant que l'Europe ne se décidera pas à imposer son contrôle.

- Le 8 juillet 1913 : Nous sommes encore dans le pétrin, et depuis le 2 juillet nous n'avons pas reçu de courrier d'Europe, la Cie. Roumaine ayant suspendu le service entre Contanya et Constantinople.
Cette lettre est partie par les Messageries via Odessa. Le courrier entrant passera par Trieste ou Brindisi.(l'auteur précise bien : l'Europe, la Turquie: c'est le Moyen Orient, l'Asie)
Ce matin nous apprenons que le gouvernement Turc demande aux Bulgares d'évacuer le littoral de la Marmara jusqu'à la ligne Eros-Midia. Depuis le commencement des hostilités entre les ex alliés, nous ne recevons que des dépêches de Belgrade annonçant des victoires serbes ; de Sofia, rien.
Nous en sommes arrivés à ce que je prévoyais : la guerre inévitable entre alliés. C'est vraiment dommage et les Bulgares n'étant pas trop prétentieux, risquent de tout perdre, car les Turcs vont reprendre la marche contre eux. C'est un véritable gâchis et ce n'est pas fait pour arranger les choses. Les affaires en souffrent beaucoup et l'argent devient très rare. L'aspect de la ville ne change pas ; nous avons 2 jardins avec une troupe d'Opéra italiens et une d'opérettes ; puis orchestres italiens, tziganes, bar, etc On ne s'ennuie pas. (Vues sur la guerre des Balkans)

- Le 22 juillet 1913, à son frère : En ce moment, je me morfonds dans ce trou de Constantinople où tout fini par devenir indifférent.
Nous sommes tellement habitués aux événements sensationnels que rien ne nous cause plus d'émotion.
Samedi je suis arrivé à être classé pour la finale des courses à 4. Nous avons fait une course superbe, par tempête de vent du sud et nous avons gagné d'un 1/4 de longueur. Hélas ! tout a un revers et ,hier, nous nous sommes fait battre de 4 longueurs. Tout c'est terminé par un dîner au club, bien arrosé au champagne.
Nous avons 30 à 32° à l'ombre, l'eau de mer n'est même pas fraîche et les bains ne servent à rien. Le canotage me fait du bien et j'ai perdu 6 kilos depuis que je suis à la campagne.

- Le 15 septembre 1913 , à son ami M.Guist'hau, député de la Vendée et ministre : Je suis à Salonique depuis 15 jours pour remplacer le directeur pendant son absence.
Aussitôt débarqué, je m'empressais de visiter la ville où l'on relève de nombreuses traces des combats de la nuit du 30 juin, lors de l'attaque des Bulgares par les Grecs. De nombreuses maisons sont criblées de balles et quelques unes sont fort écornées par le canon, entre autres celle où résidait le général Bulgare. La population de Salonique ne fut pas surprise de cette attaque car il y a longtemps que les Grecs et les Bulgares étaient en désaccord, les officiers ne se saluaient même plus dans la rue.
Pendant cette seconde guerre Balkanique, nous à Constantinople, nous ne fûmes même pas spectateurs, étant loin du théâtre des opérations auxquelles les Turcs restèrent indifférents.
Je suis arrivé trop tard pour assister aux périodes les plus mouvementées de cette crise et tout ce que je vous écris n'est que le résultat de conversations avec des témoins oculaires.
Vous connaissez l'origine du conflit : il s'agissait de savoir qui le premier avait pris possession de la ville. Les Turcs, comme toujours, voulant faire du marchandage, ils s'adressèrent aux premiers venus, les Bulgares qui exigèrent une reddition sans condition ; ils s'en furent alors trouver les Grecs qui leur promirent de laisser sortir la garnison avec armes et bagages et les honneurs de la guerre. Naturellement, les Turcs se sont rendus aux Grecs, mais ils furent surpris de constater que ceux-ci ne respectaient aucunement leurs promesses. C'est donc à cette ruse qu'ils doivent d'être entrés les premiers à Salonique. On conçoit donc très bien l'esprit de vengeance des Bulgares, mais il est cependant regrettable qu'ils se soient laissés aller à faire le jeu des Grecs en se lançant dans cette seconde aventure. Ils eussent mieux fait de ne pas être si gourmands et de se contenter de la part qui leur revenait.
On prévoyait depuis longtemps que grecs et bulgares ne s'entendraient pas ; se sont deux peuples opposés continuellement par leur différence de races et de religions, et, les crimes commis en Macédoine par les comitadjis des deux parties ont semé trop de haine pour que les rancunes puissent tomber du jours au lendemain. Cette alliance Balkanique devait fatalement sombrer.
Il s'en est fallu de peu que les Bulgares ne fussent vainqueurs, car leurs troupes étaient déjà concentrées. Ceux restant à Salonique, auxquels les grecs donnèrent un court délais pour évacuer la ville, avaient reçu l'ordre de résister aussi longtemps que possible pour permettre aux forces Bulgares de se porter sur la ville. Mais ceux-ci ne s'attendaient pas à la résistance de Kalkiz où ils furent totalement désemparés par la violence de l'attaque grecque. Plusieurs officiers Grecs m'ont assuré qu'ils avaient eu des doutes sur l'issue du combat, les Bulgares étant plus nombreux qu'eux, mais ceux-ci durent la victoire à leur courage et à la persévérance dans l'offensive. Entre Athène et Kalkiz (4 h de chemin de fer) j'ai voyagé avec un capitaine, blessé au combat de Kalkiz, qui m'a donné des détails fort intéressants sur les opérations. Il paraît que l'élan était tel que les Grecs abandonnaient leurs sacs et fusils pour se lancer sur l'ennemi, baïonnette à la main. Il n'est pas surprenant que les Bulgares aient été désemparés devant une telle furie.
Depuis mon arrivée ici, j'ai entendu raconter de nombreuses histoires de massacres , c'est épouvantable et à faire frémir de voir ces pauvres gens conter leurs misères et leurs souffrances. Dans toutes les villes dévastées, Serrès, Cavalla, etc...nous avons des clients dont tous les biens ont disparus, ils viennent nous trouver et se lamenter et je ne puis vous détailler toutes les horreurs dont ils furent victimes.
Il ne faut pas oublier que de leur côté, les Grecs ne se sont pas dispensés de pillages et de massacres, mais, si l'on n'en a pas tant parlé c'est qu'ils ont opéré beaucoup plus discrètement. De nombreux villages ont été également dévastés par les Grecs. Vous voyez que chacun a sa part de responsabilité de ce carnage et je crois que se sont encore les Serbes qui se comportèrent le mieux.
J'ai profité de ce voyage pour passer par la Grèce dans l'intention de me rendre compte de la situation. Je suis arrivé à Athène 3 jours après l'entrée triomphale du roi et la ville était encore en fête. Le Pirée et Athène étaient bondées de soldats. Dans toutes les conversations que j'ai échangées avec des civiles et des militaires, j'ai remarqué une grande fiérté et beaucoup de prétention. Ces gens se sont grisés de leur victoire et deviennent arrogants. Il faut dire qu'ils ont de grandes sympathies pour les Français comprenant bien que c'est surtout à notre mission militaire qu'ils doivent d'avoir si bien marché.
Ici, la ville a pris un autre aspect. tout est admirablement organisé et fonctionne à merveille. Les Grecs cherchent à gagner l'estime de leurs nouveaux sujets, ils tolèrent la monnaie turque, la vente de timbres et de tabacs turques. Par contre, toutes les inscriptions deviennent Grecques et les autorités nous forcent à mettre notre nom en grec sur notre devanture. La couleur nationale bleue recouvre tout : même les réverbères et les poteaux télégraphiques. Tout ceci n'est que détail, mais dénote bien l'esprit des conquérants.
Ici les avis sont partagés si tous ont l'air d'être satisfait de l'occupation grecque, beaucoup eussent préféré les Bulgares et surtout les Turcs. Au point de vue commercial, le Turc est plus avantageux, car c'est lui qui se laisse le mieux tondre. Quant à nous, européens, nous étions les maîtres chez les Turcs, du fait de nos capitalisations, il n'en sera certainement plus de même avec les grecs. L'avenir commercial de Salonique me semble bien compromis à moins qu'une union douanière ne soit conclue avec la Serbie. Or je crois que cela ne se fera pas. Je suis allé chez Mr. Dragoumis gouverneur général de la Macédoine et avons longuement causé de la question. Les Grecs, m'a-t-il dit, comprenant très bien l'intérêt qu'il y aurait pour eux de s'entendre avec les Serbes ne demandent pas mieux que d'arriver à une union douanière, mais les Serbes ont des prétentions dont ils ne semble pas vouloir se départir. Il va en résulter de grandes perturbations dans le commerce, car Salonique vit surtout des débouchés en Macédoine. Ils vont être fort réduits puisque l'Albanie échappe à la zone de Salonique, ainsi que la nouvelle Serbie avec Monastir et Uskuk. La semaine dernière la Serbie décréta l'annexion des territoires conquis et immédiatement fit entrer son tarif douanier en vigueur. Nous avons un wagon de marchandises ayant déjà passé la frontière qui est bloqué en gare d'Uskuk, la douane serbe nous imposant les nouveaux droits. Je me suis immédiatement adressé à notre légation de Belgrade pour protester. Voilà le commencement des histoires et nous ne sommes pas au bout des surprises. Les Grecs sont plus prévenants Mr. Dragoumis m'a déjà exposé les tarifs qui doivent être appliqués après l'annexion. On ne peut savoir quand celle-ci sera décrétée, car les Grecs sont assez inquiets de la marche des Turcs et ils ont arrêté leur démobilisation.
Du train où vont les choses, nous aurons de nouvelles guerres avant un an mais avec qui et contre qui ? Ce qui rend une entente difficile, c'est ce mélange de races. Il n'existe aucune partie de la Macédoine où il n'y ait qu'une race et c'est à celui qui dominera l'autre.
Le discours du roi Constantin à Berlin est désaprouvé ici par tout le monde, surtout par les officiers.

- Le 2 octobre 1913, à son frère : La santé est bonne, je n'ai eu qu'à souffrir un peu des très fortes chaleurs de Salonique, maintenant je suis habitué à ce nouveau climat ; du reste, j'ai tout fait pour échapper aux maladies, je prends de la quinine et je suis vacciné contre le choléra. Avec cela on peut vivre 100 ans ! (il mourra à 45 ans). Vous ne connaissez pas ces émotions de se faire vacciner contre le choléra !!  C'est du reste la seule distraction que l'on trouve ici, car il n'y a que des cinémas rasoirs. Pas de promenade, pas de canotage, rien, rien, rien de rien, sauf 2 tennis club.


- Le 13 octobre 1913 : Un ami de Constantinople lui donne des nouvelles des événements.
La situation politique est envisagée ici, depuis quelques jours avec beaucoup plus de calme. Les jeunes Turcs après avoir essayé de faire aux Grecs le même coup qu'ils ont si bien réussi avec les Bulgares voyant que ça ne prenait pas, jouent à présent le rôle de braves gens qui aiment la paix et qui par amour pour elle daignent entrer en pourparlers avec un adversaire dont ils ne feraient qu'une bouchée s'ils le voulaient. Et même pour montrer leurs intentions pacifistes, ils feront aussi quelques sacrifices : comme par exemple, ne pas parler de la question des îles qu'ils laissent aux soins du fameux concert européen ! Il y a bien le parti militaire qui oublieux des leçons du passé ont accompli de grands exploits; mais le gouvernement ne semble pas les suivre dans cette voie, il préfère conclure la paix pour pouvoir émettre tranquillement les emprunts que Djavios Bey est allé amorcer à Paris. On parle de 700 millions. Ça vaut bien la peine d'être pacifiste.

- Le 1er novembre 1913 : Je suis allé pour 8 jours à Uskuk, pour inspecter notre agence. Je suis rentré avant hier soir après 12 heurs de chemin de fer pour faire 250 km. Uskuk, en serbe : Scopié, est une jolie ville très coquette qui ne ressemble en rien à ce que sont d'ordinaire les villes Turcs. Elle est située entre 2 chaînes de montagnes, à cheval sur le Vardar. Sa situation aurait pu facilement permettre aux turcs de la défendre s'ils ne s'étaient enfin pris de panique à l'annonce de l'arrivée des troupes serbes.
J'ai trouvé les Serbes beaucoup mieux que les Grecs et tout le monde a l'air satisfait de leur administration. Uskuk est certainement appelée à un superbe avenir commercial car c'est là que viendra maintenant la clientèle de Macédoine.
A part ça, ici rien de nouveau, la paix n'est toujours pas conclue, et on finit par ne plus faire de pronostics.
J'ai eu l'agréable surprise de faire une partie du voyage avec 3 Lieutenants colonels et 1 capitaine français de l'école de guerre en mission ici pour visiter les champs de bataille.
F. ne parle toujours pas de son retour, de sorte que je ne sais pas combien de temps je vais rester ici. Cela n'est pas très gai, mais j'ai des compensations, car j'y suis au frais de la maison.

- Les 1er & 3 décembre 1913 : Louis écrit de Belgrade.
Je viens de passer 8 jours à Uskuk, puis j'ai fait une tournée de 2 jours en auto à Calcandlen et Gostivar, à l'ouest d'Uskuk.
J'ai pris le train pour venir ici, pour affaires au Ministère des affaires étrangères. Belgrade n'a rien d'extraordinaire et n'est pas trop propre, sauf une rue. De ma chambre j'ai une vue sur toute la ville, le Danube et  Zimlo à la frontière. Je regrette de devoir quitter Belgrade où je commence à me trouver mieux qu'à Salonique. Au moins, ici, c'est tout à fait européen, bien que la ville ne soit pas gaie à cause du manque de distractions.
J'ai eu la chance de retrouver ici deux messieurs dont j'avais fait la connaissance à Salonique, l'un est administrateur, à Paris, de la Ste. du port de Salonique et l'autre directeur des travaux d'embellissement de la ville.
Je pars le 4 pour Uskuk où je passerai la nuit et en repartirai le 5 pour être à Salonique vers minuit. Je pense être à Constantinople le 20.

Depuis la prise d'Andrinople par les Bulgares en 1913, il y a le feu à Stamboul, à Top Hané , à Scutari. Tous les soirs il y a le feu. Où le feu est passé, la désolation demeure. Défense de reconstruire avant d'avoir le nouveau plan des rues promis par le gouvrnement. Autant attendre les calendres grecques ! (H. Mylès)

1912 - 1913 - 1914