- 1908 -

- Louis Salmon au Moyen-Orient -

Note sur Constantinople

Avant 1914, Constantinople est un ensemble de quartiers, de faubourg et de villages, dont Stamboul n'est qu'une partie, tout comme Galata et Péra, que les Turcs n'habitent pas. Les Grecs, les Arméniens et les Juifs de Constantinople ne sont pas des Turcs, mais seulement des ottomans.
Stamboul c'est la cité turque bâtie dans l'ancienne enceinte byzantine, entre la Marmara et la Corne d'or.
Extrait de «La fin de Stamboul» N° : 89, signé Henri Mylès, venant de L. Salmon.

Extraits de la correspondance

- Le lundi 17 février 1908 : Le train entre en gare de Constantinople à l'heure exacte après un bon et beau voyage. Deux messieurs m'attendent à la gare pour me piloter vers l'hôtel où je dois séjourner. Après m'être changé et restauré, je suis accompagné aux bureaux des Ètablissements Orosdi Back (EOB) où je rencontre messieurs Back et Léopold qui me présente aux principaux employés. Je suis fort bien reçu. Monsieur Back me conseille d'apprendre rapidement le turc et me fait passer dans tous les rayons du magasin. Ne comprenant pas la langue, je ne peux faire grand-chose.
Ayant acheté dictionnaire et grammaire il se met à apprendre le turc.

À midi, je mange à l'hôtel et ensuite je suis accompagné à la recherche d'une chambre. J'en trouve une qui me convient, pour 2 £T 1/2 par mois avec le café du matin. Ma chambre donne sur un petit balcon d'où je vois un coin de la Corne d'or. Je m'installe et vais me faire inscrire au Consulat puis à « l'Union Française », société où se retrouvent les nombreux Français habitant Constantinople. J'organise ma vie de célibataire : le midi, je déjeune au restaurant des EOB où l'on mange très bien, à la française et à l'orientale, le soir je dîne à « l'Union Française ».où je ne tarde pas à me faire des amis.

La vie à Constantinople continuera ainsi avec des hauts et des bas, il entretiendra des rapports avec une famille française qui possède une entreprise de matériaux pour le bâtiment. Il aura un moment des espoirs de mariage avec une jeune fille de cette famille, il pensera également s'associer avec la mère qui, veuve, fait marcher son affaire toute seule.
La correspondance est active avec les parents et son frère.

- Le 18 mars 1908 : lettre de son Père. J'ai rencontré hier soir en sortant du bureau, un ancien cocher (Fric) que j'ai connu à Montmartre. C'est lui qui a conduit la première automobile à Constantinople, cette voiture était offerte au Sultan par le Commandant Berger. Fric est resté là 4 mois, il en est parti avec un bon bakchich et le medjidié de 5e classe.

- Le 20 mars 1908 : Vendredi dernier, il y a eu un très grand incendie dans un faubourg de Constantinople. Comme les maisons sont en bois et qu'elles se touchent toutes, les rues étant à peine larges pour laisser passer une voiture, tout le village a flambé. Cela a commencé vers 1 heure de l'après-midi et le soir à 6 heures les dernières maisons y passaient. J'ai très bien vu de la terrasse des EOB. C'était grandiose. Il y a eu environ 600 maisons de détruites. Ici, l'on est habitué à cela et il y a le feu presque tous les jours. Cependant à Por, les maisons sont en pierres. Dans le temps, on aurait construit en pierres, puis on s'est aperçu que c'était dangereux au moment des tremblements de terre, on a donc de nouveau construit en bois, mais en 1875, presque toute la Ville a été détruite par un incendie. Donc maintenant on doit construire en pierres, ou en bois, mais à la condition d'avoir des murs de séparation entre chaque maison. Mais comme ces murs sont en briques pour la plupart, cela ne peut résister aux incendies et le tout brûle comme de la paille lorsqu'il y a le feu dans un quartier en bois.
Les surfaces brûlées couvrent des kilomètres. Tout un côté de la rue Direkler Arassis entre la Corne d'or et l'aqueduc de Valens, les quartiers d'Ak-seraï, de Vezenedjiler, d'Avan Seraï de Balata, de Tchoukour Tchechmé, le palais de Tcheragan. Partout, les ruines calcinées s'étalent comme une lèpre. (H Mylès)

Pompiers se rendant au feu

(De nos jours il existe encore de luxueuses maisons en bois le long de la côte européenne).

Hier après-midi, l'ambassadeur d'Angleterre est mort. Il était malade depuis quelque temps.
Je ne bois pas de bière ou très peu ; je bois du vin, mais il n'est pas fameux. Je ne sais plus trop quoi boire, les gens se contredisent sur le sujet.

Un employé du Crédit Lyonnais me donne des leçons de turc 2 fois par semaine. Je paye 15 piastres soit 3 fr. de l'heure. C'est difficile. Ici, il n'y a aucune distraction. Il y a seulement 3 théâtres et en ce moment on n'y montre que le cinématographe. Il n'y a pas de concert dans les cafés. Nous quittons le magasin vers 5 heures 30. Quand il fait beau nous remontons à pied et l'on arrive à Por à 6 heures. Je vais alors faire un petit tour dans la grande rue puis je vais à l'Union française lire les journaux. Je dîne entre 7 heures 30 et 8 heures. Nous sommes environ 8 à 10 Français qui dînent toujours ensemble et après dîner nous faisons une partie de cartes ou de billard. Nous rentrons vers 10 heures. Je lis et j'étudie le turc puis je me couche. Le matin, je me lève à 7 heures 20. Demain soir, l'Union française donne un bal. Je suis invité, pour demain aussi, à une soirée donnée par les Autrichiens. J'irai donc d'abord chez les Autrichiens, puis ensuite à l'Union. Ce sont les derniers bals de la saison. Les familles Back seront au bal autrichien.
Dimanche, s'il fait beau, j'irai à la campagne avec des amis, en Asie probablement.

Ma chambre actuelle est chez une famille allemande. Comme c'est trop cher, j'ai donné congé pour la fin du mois et j'en ai trouvé une autre, où était D, c'est lui qui m'a engagé à y aller. J'ai été très bien reçu. Ce sont des Grecs. Ma chambre donne sur la cour. J'aurai toute la maison à ma disposition. C'est bien situé et je payerai une Livre turc de moins que maintenant et la pièce sera plus grande.
J'apprends d'abord le turc; je ne m'occupe pas du grec pour l'instant. Je parle autant français qu'allemand. On parle très peu anglais ici. C'est le français qui domine malgré la concurrence acharnée des Allemands.

Au cours de ce récit, on constate que la population étrangère est cosmopolite, Anglais, Autrichiens, Italiens, Grecs, Français, Allemands.

Il y a des grands bateaux de touristes qui viennent de temps en temps.
Je commence tout de même à m'habituer à la saleté de Constantinople et aussi à ses incommodités. On dit tant que c'est si joli, mais l'on se trompe. Pour trouver Constantinople joli, il ne faudrait pas descendre de bateau et se contenter de voir le tout de loin. Alors, c'est admirable. Il est dommage que cette ville ne soit pas entre les mains d'Européens, car on en ferait quelque chose de très bien.
Ici, tout le monde est plus ou moins voleur, à commencer par l'Ètat. Ainsi, le mudjidié (qui vaut 4 francs) contient 20 piastres, mais l'Ètat ne l'accepte du public que pour 19 piastres. Il faut donc autant que possible avoir de la petite monnaie pour acheter du tabac. Si l'on donne une pièce pour payer des cigarettes, on vous compte 5% en plus. C'est tout de même bizarre !! Ce matin pour passer le pont je n'avais pas de monnaie j'ai donné une pièce de 5 piastres ce qui fait que j'ai payé le double. Il faut que le peuple soit bien bête pour accepter une telle pratique. Quand l'on achète quelque chose dans la rue, on le paye 3 à 4 fois le prix que cela vaut. Pour la douane, c'est aussi un vol sur toute la ligne. La police de même. Enfin, c'est joliment arriéré comme civilisation.

Les impressions de Louis sur le pays et ses habitants ne sont pas flatteuses, c'est le moins que l'on puisse dire.

- Le 3 avril 1908 : lettre de son Père. Tu sais les recommandations que je t'ai faites avant ton départ. Sois prudent, ne t'attache pas trop à la même famille, surtout s'il y a des demoiselles, tu connais les précédents, ne te laisse pas prendre. Choisis ton monde et ne va pas plus chez l'un que chez l'autre, comme cela tu seras plus maître de ton temps et tu garderas mieux ta liberté.
Je te recommande de ne pas trop te fatiguer le soir, ni de faire d'excès dans les soirées, de façon que tu sois toujours bien disposé le matin et à l'heure au magasin. C'est un point capital, d'abord pour la santé et ensuite pour ton avancement, on ne manquerait pas de remarquer et même de dire que tu fais la noce, quand bien même tu ne le ferais pas, il faut donc manoeuvrer en bon sous-officier de façon à ne pas montrer le flanc aux critiques, auxquelles, je le reconnais, on est sujet quoi qu'il en soit.
Est-ce que Léopold Back s'occupe un peu de toi au magasin ? Cherche-t-on à t'instruire et à te mettre au courant ? Je souhaite que tu fasses le nécessaire pour réussir. As-tu assisté au sélamlich ?
Je t'embrasse bien en attendant de tes bonnes nouvelles.
Ton petit Père qui t'aime.

- Le 27 mai 1908 : lettre à son frère. Ici, il fait très beau et un peu moins chaud qu'il y a 15 jours. Nous atteignons facilement 30 °. Tout est en fleurs à la campagne, on mange des cerises et des fraises.
Vendredi, je vais déménager pour la seconde fois. Je pars à la campagne, au bord de la mer à Moda qui se trouve en Asie, en face de Stanboul, il y a une 1/2 heure de traversée. Un de mes camarades, professeur, au lycée français de Moda y a trouvé une chambre depuis trois semaines et m'a dit qu'il y en avait encore une de libre dans la même maison. J'en ai profité aussi tôt. Elle est au rez-de-chaussée et donne sur la rue et le jardin où je dînerai le soir avec mon ami. Je pense que j'y serai très bien.
C'est là que se trouve la colonie anglaise. On a une vue merveilleuse sur la mer et les îles des Princes. Il y a une baie très jolie où dimanche dernier j'ai fait du canot à voile tout l'après-midi, il y avait un bon petit vent et cela filait bien.

Louis et Alfred ayant vécu une bonne partie de leur jeunesse à l'île d'Yeu sont l'un comme l'autre des fervents de canotage.

Hier matin, un directeur de la banque de Salonique a été assassiné dans son bureau par un domestique à qui il venait de faire une observation et qu'il menaçait de congédier. Cela a fait un potin épouvantable en ville et a produit une grande émotion, car cette personne était très estimée et l'on est outré de ce crime. Il était sujet Italien, ce qui va probablement amener une histoire. L'assassin est un Libanais musulman ; il sera condamné probablement à 15 ans de prison, mais après quelques mois, le gouvernement, pour le remercier d'avoir tué un Européen, c'est-à-dire un infidèle, le renverra dans son pays avec une gratification de quelques livres. C'est comme cela que les choses se passent ici et ce n'est pas la première fois, il faut s'attendre à tout.

1908 est une période mouvementée de la politique en Turquie. Louis raconte ce qui se passe à sa famille.

- Le 27 juillet 1908 : Avant-hier soir a paru une édition spéciale annonçant le changement de vizir (président des ministres) et du ministre de la Guerre. Cela a certainement un rapport avec les troubles en Macédoine et montre un changement dans la marche des idées politiques du gouvernement. Ce matin, on annonce que le Sultan a signé un « iradé » ordonnant la formation d'une Constitution. C'est donc le parti Jeunes Turcs qui aboutit et l'on dit que le grand Vizir n'a accepté son poste (c'est la 7° fois qu'il remplit ces fonctions) qu'à la condition que l'on forme une Constitution. Tout le monde a l'air d'approuver cette mesure et si le Sultan n'avait pas accepté ce changement il y aurait eu des troubles sérieux. Envoie-moi des journaux pour que je voie ce que l'on en dit en France.

- Le 10 août 1908 : On parle de renvoyer le Sultan, mais cela n'est pas encore fait et sans doute n'aura peut-être pas lieu. C'est le jeudi 6 que le moment a été le plus critique. Voici pourquoi : dans le texte de la Constitution, un paragraphe disait que les ministres de la Guerre et de la Marine seraient choisis par le Sultan. Or, c'est ce que le comité Jeunes Turcs n'a pas voulu accepté, car si le Sultan gardait autorité sur l'armée et la marine, c'en était sûrement fait de la Constitution, car il aurait été le plus fort. Le Sultan persista jusqu'à jeudi soir et il ne s'est décidé à changer le paragraphe que sur les menaces du comité. On avait fixé une limite et les ministres réunis à la Sublime Porte attendaient le résultat. Si la réponse n'avait pas été favorable, 2 croiseurs, se trouvant sous pression, allaient bombarder le palais ; comme il y a aussi des canons au palais, il fallait donc s'attendre à un petit bombardement, et, sans nous en douter, nous avons été bien prêts de voir une révolution éclater ici. Mais, naturellement, le Sultan céda devant ces menaces, car il tient à sa vie, de plus, on a aussi reproché au Sultan d'avoir favorisé la fuite de plusieurs Pachas de son entourage, qui ont volé des millions, entre autre Jyzet Pacha. En ce moment, ce n'est pas le gouvernement qui commande, mais bien le Comité Union et Progrès (c'est-à-dire les Jeunes Turcs) qui impose ses volontés aux ministres. S'étant aperçu que Saïd Pacha (ancien président du conseil qui vient de tomber jeudi) était de connivence avec le Sultan pour chercher à rétablir l'ancien régime, ils ont réussi à le faire partir et maintenant le cabinet est transformé. Le Sultan n'a plus aucun pouvoir et il est forcé de faire ce qu'on lui dit ; ce n'est pas par force qu'il a prêté serment plusieurs fois disant qu'il respecterait la Constitution. Tout le monde admire l'organisation parfaite du Comité Jeunes Turcs et en est émerveillé : ils ont déjà apporté du changement et ils commencent les réformes. Il y a encore quelques manifestations de temps en temps. Ce que je vous ai raconté plus haut est connu de tout le monde et c'est un officier de marine que je connais qui me l'a dit. Il est à bord d'un des navires qui étaient désignés pour bombarder le Palais. Ces 2 bateaux venaient de rentrer, quelques jours avant, de Samos, où ils avaient été envoyés lors des derniers événements. Jusqu'à présent, lorsqu'un navire de guerre rentrait, et il était rare qu'ils sortent, on leur retirait leurs munitions et les culasses des canons, de façon qu'ils ne puissent pas bombarder le Palais. Or cette fois-ci lorsque ces 2 bateaux rentrants, le Comité refusa de les laisser désarmer. On commence maintenant à donner des pièces de théâtre en turc. Il se crée des journaux tous les jours et le papier commence à manquer. Il y a un nouveau journal grec qui paraît sur du papier d'emballage. On vend beaucoup de caricatures sur les anciens ministres, Pachas, etc.

- Le 24 août 1908 : La politique suit son cours. On songe à apporter des réformes et l'on est toujours pessimiste. Il est encore question de déloger le Sultan, mais sa garde qui se compose de 6 000 hommes ne veut pas prêter serment et comme on veut en licencier une grande partie, ils refusent de partir. SI l'on ne trouve pas de solution, cela pourrait amener des troubles. Tout est obscur. En tout cas, le Comité Jeunes Turcs travaille bien et il faut l'en féliciter. Il faut souhaiter qu'ils réussissent. Il y a beaucoup à faire pour mettre en vigueur les réformes nécessaires, on ne passe pas en un jour d'un régime de la terreur à un régime constitutionnel. Naturellement, les Européens sont satisfaits de ce changement, car la vie commerciale deviendra plus facile. Tout est appelé à prendre un grand essor, mais il arrivera un moment, dans un certain nombre d'années, où les Turcs prendront les affaires en mains. On pense donc que les Européens disparaîtront des administrations de l'Ètat. Ainsi, la Régie des Tabacs, la Dette Publique, les Postes étrangères n'ont plus beaucoup d'années à vivre. Ils veulent la Turquie aux Turcs et on ne peut leur donner tort. Ils songent déjà à augmenter leur armée et leur flotte et une souscription est ouverte pour construire 2 cuirassés.
Le gouvernement demande un Anglais pour la marine, un Français pour l'instruction publique, et un autre pour les finances. Caillaux qui était ici ernièrement a, parait-il promis de s'en occuper. Il est évident qu'ils ont besoin de quelqu'un de capable pour rétablir l'ordre dans leurs finances.

- Le 23 septembre 1908 : À son frère : Il règne ici une maladie terrible : celle des grèves. Depuis la Constitution nous en avons eu je ne sais combien ! Les tramways (2 fois), la Régie des tabacs, les portefaix de la douane, les mines d'Héraclée, les chemins de fer d'Anatolie qui a duré 4 à 5 jours, puis ceux nous reliant à VIenne 4 à 5 jours aussi ! Cela devient assommant. Nous avons été plusieurs jours sans courriers. Le conventionnel ni l'express ne marchaient et depuis que le service est rétabli il y a encore beaucoup de retard. Cette dernière grève a fait naître un incident avec la Bulgarie qui veut profiter de l'occasion pour s'approprier le tronçon passant chez elle. Après la grève, le premier train venant de Constantinople fut arrêté à la frontière. Avec ce pays, il y a aussi l'affaire Gueschoff. Maintenant, le plus beau, c'est la grève des EOB, depuis hier, tant ici qu'à Salonique.

- Le 28 septembre 1908 : La situation reste la même et les Européens n'ont rien à craindre. On attend la convocation du Parlement pour novembre et c'est alors que l'on pourra voir ce qui se passera.
Les Arméniens sont très orgueilleux et feront certainement des difficultés ; ils voudraient regagner leur indépendance, mais ils n'y sont pas et s'ils veulent faire les malins, ils pourraient être remis en place. Ils sont très prétentieux et c'est d'eux que viendront les ennuis s'il y en a. Du reste, ils sont responsables de toutes ces grèves. Ils ont été tellement habitués à être traqués que maintenant qu'ils sont libres, ils sont fous de joie et ne savent pas comment le manifester. Ils se croient tout permis et confondent liberté avec anarchie.

- Le 12 octobre 1908 : Les esprits sont très surexcités et il y a eu des manifestations de sympathie pour l'Angleterre et la France. Cette suite de proclamations et d'annexions amènera probablement des troubles. On prétend que c'est le Sultan qui pousse à la guerre pour se venger de ce que l'on a proclamé la constitution ici malgré lui. Les Jeunes Turcs veulent la Paix, surtout qu'ils ont à travailler à l'intérieur, mais d'un autre côté leur amour propre est froissé. De plus, le parti réactionnaire augmente et l'on peut s'attendre à tout. J'ai toujours mon revolver sur moi, on ne sait pas ce qui peut arriver. Je pense que tout se bornera à une conférence internationale. Voilà où nous en sommes ici et c'est loin d'aller tout seul.
La grève des chemins de fer fait maintenant de l'histoire ancienne.
À Smyrne la semaine dernière, il y a eu un accident de bateau et plus de 250 victimes. Ici, les services de bateaux sont si défectueux sur certaines lignes, que l'on réclame souvent sans résultat. Donc à Smyrne, à la suite de cette catastrophe, la population a manifesté ; on a mis le feu aux pontons ; il y a eu des troubles et on a été obligé d'envoyer des troupes. La grève des chemins de fer d'Aïdin (la 3e depuis 2 mois) vient de se terminer et à Smyrne, les grévistes commençaient à incendier les gares et les bureaux de la Cie. Cela donne une idée de la façon dont marchent les choses ici, c'est un véritable état d'anarchie. Que va-t-il se passer au moment de la convocation du Parlement ?
Hier, le Sultan est sorti pour aller à Stanboul. C'est la seule fois dans l'année où il quitte son palais. C'est le 15e jour du mois de Ramazan (jeûne des Turcs) et il faut qu'il aille revêtir et embrasser le manteau du Prophète Mahomet. On s'attendait à des manifestations et on pensait qu'on allait profiter de la circonstance pour le remplacer et le faire disparaître, mais tout s'est passé dans le calme. 

La jeunesse - 1908 - 1909