- EXTRAITS DE LA CORRESPONDANCE -

Avertissement : Certains faits peuvent paraître invraisemblables, telles les commandes de ravitaillement. Il faut savoir, et vous le lirez dans les divers lettres clandestines, que la nourriture est infecte et insuffisante. Les familles pouvaient envoyer tous les produits consommables, même du champagne. Cela permettait aux prisonniers de subvenir à leurs besoins et adoucissait leur captivité. Les plus favorisés partageaient leurs colis avec ceux qui ne recevaient rien. Ils recevaient également de l'habillement et du linge ; parmi ceux-ci, des pièces d'uniforme transformables en vêtements civils (Magasins de la Belle Jardinière). D'autre part, les prisonniers pouvaient envoyer chez eux les choses dont ils n'avaient plus l'usage, c'est dans ces derniers qu'étaient cachées les lettres clandestines dont certaines étaient transmises aux familles par le destinataire du colis. Il est facile de repérer ces lettres par leur contenu.


FRIEDBERG IN HESSE

- Lettre du 8 janvier 1915 : Je vous ai écrit depuis 2 ou 3 jours et je n'ai plus eu le temps de vous donner de mes nouvelles, ayant été fort occupé. Hier encore tout allait bien et j'avais reçu des félicitations pour la bonne attitude de ma compagnie lors d'une attaque. Malheureusement, ce matin toute la ligne s'est repliée sans me prévenir et je suis resté seul sans aucune liaison. Vous comprenez donc par la provenance de cette carte que j'ai été fait prisonnier. Nous sommes 1 400 dans cette condition. Je ne sais pas encore où nous allons. Je vous écrirai plus tard. Nous sommes très bien et suis en parfaite santé malgré quelques chocs et éclats de pierre.

- Lettre du 13 janvier 1915 : J'espère que vous aurez bien reçu la carte que je vous ai envoyée le 9 et par laquelle je vous informais que j'avais été fait prisonnier la veille. Je ne vous donne aucun détail sur l'affaire qui a été cause de notre prise de façon à ce que la censure française n'arrête pas ma carte. Qu'il vous suffise de savoir que je m'en suis très bien tiré et que je n'ai pas été blessé ; nous avions cependant subi un coup très dur qui m'a valu d'être félicité ; je devais être cité à l'ordre du jour de l'armée, malheureusement le commandant de mon bataillon qui devait me proposer a été tué. Enfin vous pouvez être rassurés à mon sujet, je suis prisonnier, il est vrai, mais c'est un accident qui ne pouvait être évité et j'ai fait mon devoir. Vous ne recevrez pas souvent de mes nouvelles, car nos correspondances sont mesurées (4 par mois). Prévenez donc toute la famille pour lui dire que je suis hors de danger. Vous pouvez m'écrire autant que vous le voulez. Voici mon adresse : Capitaine Salmon, Gefangenenlager Friedberg in Hesse par Genève Ne vous inquiétez pas sur mon sort, je suis tranquille, rien ne me manque, et il n'y a rien à m'envoyer. Je vous embrasse bien tous.

- Lettre du 20 janvier 1915 : Depuis le 8 courant c'est la 3e carte que je vous adresse et j'espère que vous avez bien tout reçu. Santé bonne. Traitement bon et vie supportable. Manquons de rien. Dans premiers jours de janvier vous ai fait envoyer supplément d'argent, environ 300 frs ; en outre continuerez à toucher délégation de solde jusqu'à fin guerre. Pouvez m'envoyer colis ; renseignez-vous poste sur façon rédiger adresse. Expédiez-moi cigarettes et tabac car si nous pouvons fumer, ne pouvons pas acheter ici. Envoyez 1 mètre galon pour képi, mon 3e n'étant pas cousu. Envoyez livres, papier à cigarettes. N'envoyez pas stylo, encre étant interdite. Quoi de nouveau aux EOB ? Notre inspecteur E. Terra m'avait envoyé une carte le 12/12, dites-lui que je l'ai reçue et donnez-lui mon adresse pour qu'il m'écrive. Mon ami Duhayer est actuellement au dépôt de Bleau à la 31e Cie. Envoyez mes amitiés à Mme Las Cazes et à Mr. Rouchy à Marvéjols. Dites à Dhaine que j'ai reçu sa carte. Avez-vous écrit à Mr. Reboul ? Ecrivez un petit mot à mon ami Aliotti, Oriental Carpet manufacturers Ld. Warwarskaja Phoschad, Dielowoï Divor, Moscou pour lui dire où je suis et donnez-lui mon adresse pour qu'il m'écrive. Quelles nouvelles d'Alfred ? Est-il toujours au même endroit ? Rien de particulier. Bien le bonjour à tous les amis et parents.

- Lettre du 27 janvier 1915 : Ma dernière était du 20 courant, et cette carte est la 4e que je vous adresse depuis ma captivité. Comme je n'ai toujours pas de vos nouvelles je suppose qu'il faut attribuer ces retards dans les correspondances, aux longs stages que font les lettres dans les bureaux de la censure. Après le temps dans les tranchées la vie tranquille d'ici nous semble bien douce pour l'instant et, jusqu'à présent le temps s'écoule sans trop d'ennui. Je passe la plus grande partie de mes journées à bridger et à apprendre le russe. J'espère que je recevrai maintenant bientôt de vos nouvelles, et j'attends surtout votre lettre pour savoir ce que devient Alfred.

- Lettre N° 5 du 6 février 1915 : Cette lettre est la 5e que je vous adresse depuis ma captivité, et comme je n'ai toujours pas de nouvelles de vous je suppose que mes correspondances font des séjours exagérés dans les bureaux. Vous me direz si vous avez bien reçu mes précédentes. J'espère que vous m'avez expédié du tabac et j'en attends l'arrivée. Dans votre prochain colis, vous mettrez : Chocolat, biscuits,conserves de petits pois et d'haricots verts, boites de conserves de jambon, pâtés, etc. Oranges, une paire de bretelles Guyot, 2 paires de chaussettes en laine, un de mes gilets de dessous. Pour les vivres, vous pourrez m'envoyer des colis 2 ou 3 fois par mois et je les recevrai toujours avec grand plaisir. Rien de particulier puisque nous sommes toujours entre 4 murs où rien d'anormal ne se passe. Quelles nouvelles d'Alfred ?

- Lettre N° 6 du 20 février 1915 : Je vous confirme ma dernière lettre du 6/2 et n'ai toujours pas de vos nouvelles Rappel des précédentes lettres. Quoi de nouveau chez les Orosdi ? Dites leur donc qu'ils écrivent à Constantinople pour les prier de m'expédier des cigarettes ainsi que des loukoums et des confitures de roses de chez Hadji B'ekir. Vous pourriez aussi écrire à Tunis que l'on m'envoie une caisse de dattes et une caisse de mandarines Donnez-moi l'adresse de l'oncle Léopold, et je lui écrirai, les communications avec la Belgique étant plus faciles d'ici que de chez vous. Écrivez moi souvent en me donnant des nouvelles de tous. Tout va bien ; santé bonne ; rien de particulier. Ne m'envoyez pas de livres car nous nous en sommes procuré ici, et j'ai de quoi lire pour longtemps.

- Lettre N° 7 du 27 février 1915 : Je numérote toujours mes correspondances, de sorte que vous pourrez constater si toutes vous parviennent. Maintenant que notre communication est établie, j'espère que j'aurai souvent de vos nouvelles. Je suis heureux de vous savoir en bonne santé, et j'attends que vous me communiquiez l'adresse de Léopold pour que je puisse m'informer à son sujet. Quant à moi, tout va bien, et notre vie monotone est si réglée que tous les jours se ressemblent. Nous sommes installés dans une caserne et j'ai eu la chance d'obtenir une chambre seul. La discipline est aussi légère que possible le camp passe à juste titre pour être l'un des moins mauvais. Nous sommes 200 officiers russes, 90 français, 5 anglais et 7 ou 8 belges plus une cinquantaine de soldats pour le service du camp. Naturellement, nous n'avons qu'une cour pour nous promener, et personne ne peut jamais sortir en ville. Jusqu'à présent, nous mangeons assez bien, sauf le dîner du soir, qui bien souvent, est un peu court. Ce qui est assez curieux, c'est que nous n'avons pas le droit d'acheter ni bière ni vin, et nous n'avons que de l'eau et du thé pour boisson. Je pense que votre premier colis ne va pas tarder; ce ne sera plus la peine de m'envoyer des livres, car nous avons pu nous en procurer ici, et nous avons organisé une bibliothèque, les lieutenants prisonniers touchent 60 marks et, à partir de capitaine 100 marks ; on nous retient 1,50 mark par jour pour la nourriture. Il me reste donc assez d'argent pour mes besoins ; réglementairement, nous devrions toucher la même solde que les officiers du pays dans lequel on est détenu.

- Lettre N° 8 du 27 février 1915 : Voulez-vous donner de mes nouvelles au lieutenant Monnier . Dites lui que vous avez appris que, le 7 janvier, le commandant Darc voulait me proposer pour une citation. Demandez-lui s'il en a connaissance. Le commandant, qui fût tué le 8 janvier, en avait parlé devant le médecin major Gerbeaux et le médecin major Gabriel, et je tiendrais à savoir si l'un de ces deux messieurs a porté le fait à la connaissance du colonel. Si non, vous pourriez écrire au major Gerbeaux et lui dire de s'en occuper. Rien de bien particulier, et tout suit son court normal.

- Lettre N° 9 du 6 mars 1915 : Vos lettres parviennent plus vite que les miennes car nos correspondances restent ici au bureau de la censure pendant 10 jours avant d'être expédiées. Votre premier paquet m'est arrivé en bon état le 2/3 et rien n'y manquait Vous pouvez m'envoyer tout ce que vous voulez. Nous ne sommes que quatre officiers du 46e. Je ne connais pas beaucoup monsieur Bon'Cheir et mes relations deviendront certainement de moins en moins bonnes avec lui ; pour l'instant c'est tout juste. Ici rien de nouveau, plus les jours se suivent, plus ils sont monotones, car ils se ressemblent trop ; heureusement que le bridge, la lecture et le travail aident les heures à fuir. Malgré tout je suis toujours en bonne santé

- Lettre N° 10 du 8 mars 1915 : Depuis ma dernière, j'ai reçu 2 cartes d'Alfred et une de Marie, et je suis maintenant rassuré sur votre sort à tous. Dans votre prochain colis, vous voudrez bien joindre une pipe droite, pas trop grande, en bruyère véritable. Les colis arrivent très bien et en bon état ; ils sont ouverts devant nous et on nous les remet aussitôt arrivés ; ne m'envoyez pas d'alcool, car ce n'est pas permis, à moins que ce ne soit des petites bouteilles d'échantillon. Peut-être me laisserait-on tout de même une 1/2 de Cognac. Je vous recommande de toujours bien emballer les colis, mettez-y plusieurs épaisseurs de papiers et cousez le tout. Le premier était très bien conditionné. Rien de plus pour aujourd'hui, tout continue à bien marcher

- Lettre N° 11 du 13 mars 1915 : Depuis ma dernière lettre du 27/2 reçue le 11/3, votre second paquet arrivé le 10 /3 contenait bien tout selon vos spécifications et je vous en remercie. Vous pouvez m'envoyer un jambon fumé. J'avais bien reçu votre colis de caleçons sur le front et les avais distribués à mes hommes. Il est assez surprenant que le 13/2 je n'ai pas encore été signalé manquant. Mon chef de bataillon était le commandant Darc de Fontainebleau qui fut tué le jour de ma prise. Ce jour là ma compagnie eût 35 blessés et 12 tués ; le restant se trouve au camp de Meschède. Il parait qu'à Marvéjols on a été fort inquiet sur mon sort, et c'est votre lettre qui les a rassurés. Ici, toujours même vie et mêmes occupations. Santé bonne, tout va bien. Souhaitez le bonjour à la famille de Sens et de Font'bleau. Je vous embrasse bien tous ainsi qu'Alfred.

- Lettre N° 12 du 18 mars 1915 : Les petits pois et les haricots étaient excellents, et vous pouvez m'en envoyer de même qualité. Vous m'adresserez le tabac comme lettre, cela vient plus vite (par semaine 1 paquet de cigarettes ou 2 de Maryland, et un paquet de tabac à 0,50 par quinzaine) ; aussi des cigares de temps en temps. Comme vivres, tout ce que vous voudrez, entre autres, de chez Potin : des tripes à la mode de Caen, du cassoulet de poulets et pâtés en terrines ; des biscuits, des confitures (marmelades anglaises), beurre d'Isigny ou autre qualité en boîtes, corned beef ; 2 petits flacons d'huile et de vinaigre, homard ; en un mot, un bon ravitaillement régulier. Vous me mettrez aussi des sels de Vichy. Tâchez de trouver du tabac anglais, sinon, faites écrire à Manchester aux EOB que l'on m'en envoie une boîte d'une 1/2 livre...

- Lettre N° 15 du 6 avril 1915 : Pour les repas du soir, c'est principalement sur nos conserves que nous devons nous rabattre. Nous touchons 200 grammes de pain par jour. Voici nos menus : matin, thé ; 13 heures soupe très quelconque, 1 plat de viande avec pommes de terre (vendredi poisson) 1 dessert. Le soir 1 hareng avec pommes ou bien un petit bout de saucisson. Je suis certain de ne pas souffrir d'indigestion durant la nuit. Avons passé bonnes Pâques ; avons un aumônier français qui fait très bien notre affaire ; la communion a eu grand succès ; j'en étais naturellement. Nos ordonnances sont des russes et des français.

- Lettre N° 18 du 20 avril 1915 : Contact établi avec oncle Léopold, santé bonne, lui ai donné de vos nouvelles. Depuis quelques jours, touchons une pâte infecte ; dîner de ce soir : pruneaux avec riz ; tripes de votre dernier envoi viennent d'être dégustées, excellentes. Formons un groupe de 6 camarades réunissant nos colis et dînant ensemble. Nous avons donc ainsi toujours quelque chose à nous mettre sous la dent. Dattes et mandarines de Tunis excellentes. Me perfectionne langue allemande ; russe difficile, mais je poursuis, et cela fait passer le temps. Ai pas certificats blessures ; pourriez-vous demander à Gerbeaux. Avons encore poëles dans nos chambres, ce qui me sert à faire ma cuisine ; tout marche très bien. Comprends pas pourquoi tailleur pas fait ma culotte ; c'est un fameux imbécile ; faites le lui dire de ma part par Duhayer

- Lettre N° 19 du 26 avril 1915 : Nous allons jouer au tennis sur un terrain que nous avons dû faire nous-mêmes de toute pièce. Il y a un mois que nous y travaillons et ce sera fini dans quelques jours ; nous sommes environ 30 joueurs. Comme verdure nous avons dans la cour un poteau de lampe électrique et 2 mâts de pavillons auxquels on hisse les drapeaux les jours de victoires. Il y a bien longtemps que nous ne les avons pas vus. Nous avons des petits carrés réservés où nous pouvons faire du jardinage. Par dessus la palissade du camp nous apercevons le blé qui lève ; le temps est assez beau mais il pleut encore assez souvent. Je n'ai pas le cafard, car je m'occupe du matin au soir.

- Lettre N° 20 du 30 avril 1915 : Ce matin, j'ai reçu une seconde lettre de l'oncle Léopold ; le cousin Odon Salmon est prisonnier à Saltan in Hannover depuis le 27 août ; il a été pris dans les forts de Namur; un autre est interné en Hollande, un 3e réformé pour maladie, et les 2 plus jeunes, volontaires sont au front sur l'Yser. La tante Joséphine est assez malade Si vous avez des commissions pour lui, vous n'avez qu'à me dire ce que vous voulez lui transmettre puisque je peux lui écrire.

- Lettre N° 50 du 15 octobre 1915 : merci des nouvelles, vous pouvez continuer ainsi sans inconvénient. Vous pouvez m'envoyer des journaux dans le fond des boîtes de biscuits, ou bien entre 2 feuilles de papier d'emballage dont on recolle les bords pour que rien ne se voie. Beaucoup en reçoivent et il n'est arrivé que très rarement qu'on les ai pris parce que mal dissimulé ; dans ce cas, il n'y eût simplement que confiscation du journal, et c'est tout. Donc, vous pouvez envoyer en dissimulant bien. Vous pouvez également mettre une lettre dans le milieu d'un paquet de tabac. Santé toujours bonne malgré vie abrutissante et nourriture mauvaise surtout depuis quelques temps : pommes de terre tous les jours ; certains soirs, riz avec compote de pommes ; ou bien simplement, un bout de fromage ; à midi, soupe, viande, patates, dessert et ce repas là peut encore passer. Dernièrement on avait voulu nous confisquer nos toiles d'emballage, mais nous avons adressé des plaintes à l'ambassade d'Espagne et on a rapporté la mesure. On a également voulu faire main basse sur nos boîtes de conserves vides, mais nous avons paré le coup en les faisant disparaître. Tout ceci peut encore passer tant qu'on ne s'adresse qu'à des camps d'officiers ; mais lorsqu'il s'agit de camps de soldats qui ne peuvent rien faire contre ces mesures, on doit y faire une rafle énorme de ces boîtes qui doivent servir à fabriquer des grenades. Il y aurait donc lieu de faire donner des instructions pour que soit interdit l'envoi de conserves en boîtes métal. Ici, nous ne sommes relativement pas trop mal, les autorités du camp étant très correctes, et si l'on a de temps en temps quelques ennuis, ceci provient de l'exécution d'ordres venant de plus haut. On nous a pris nos tricots pour y faire des traits à la peinture afin de nous marquer comme des forçats. Depuis longtemps, une certaine nuit, rafle de tout ce qu'on a pu nous trouver d'argent qu'on nous a remplacé par des timbres spéciaux de valeur correspondante. Un officier anglais a été condamné à 6 semaines de prison parce qu'il avait écrit chez lui que les allemands venaient de commettre un nouvel acte de piraterie en coulant le Lusitania. Six soldats du camp de Giessen viennent d'être condamnés à 2 ans de prison parce qu'ils ont refusé de fabriquer des munitions. Ceci sont des faits d'ordre général, mais en ce qui concerne les officiers allemands d'ici, ils sont très corrects, polis, et nous ne pouvons vraiment pas nous en plaindre ; et en ce qui concerne les mesures intérieures du camp, nous n'avons rien à redire. Une cantine fonctionne où tout est très cher : le beurre Mks 3,20 la livre; les officiers intelligents n'achètent rien pour ne pas faire profiter la cantine, mais il y a encore des inconscients contre lesquels nous essayons de réagir. Nous nous sommes entendus à plusieurs pour faire venir des marchandises que nous céderons à ceux qui ne reçoivent pas de colis de France. Faites moi donc envoyer par Terra, régulièrement 7 douzaines de crayons N° 2 et 2 douzaines N° 3, puis, une fois par mois 4 douzaines de crayons à copier. Vous me mettrez le prix sur les articles. Dites en France qu'il est préférable d'envoyer aux prisonniers tout ce dont ils ont besoin en marchandises plutôt qu'en argent de façon à éviter qu'il sorte tant d'argent de chez nous dont les allemands se servent. Pour couvrir les frais d'achat, je vous ferai verser de temps en temps de l'argent par la famille d'un officier à qui j'aurai cédé des articles. D'après le peu que nous apprenons de l'extérieur, nous sentons que le peuple est dégoûté de la guerre et qu'on en voudrait voir la fin. Les victoires fictives ne produisent plus l'effet du début. Le peuple est rationné, tout renchérit, mais c'est une illusion de croire qu'on les aura par manque d'approvisionnement. Il me semble que nous avons fait un joli fiasco dans les Balkans ! Naturellement, dans les journaux d'ici on bluffe beaucoup. Je ne vous ai jamais envoyé ma photo car je n'ai pas voulu laisser mon signalement ni faire gagner le photographe. Il ne faut pas compter s'évader, la surveillance étant trop active surtout depuis qu'une tentative a échoué. Dans les débuts, les sous-officiers et soldats allemands, employés au camp nous causaient et nous assuraient de leur victoire rapide ; mais déjà depuis de longs mois ils ne disent plus rien. Je vous embrasse bien tous.

- Lettre N° 61 du 3 décembre 1915 : Cette lettre partira ces jours-ci, je vous l'ai annoncé par mon 59 ; mon 50 avait été expédié de la même façon. Vous pouvez donc employer le même système pour me communiquer des nouvelles plus détaillées et plus intéressantes que la censure n'a pas besoin de voir. De même pour les coupures de journaux. Lorsque dans un de vos colis, vous aurez mis une lettre, il faudra m'en prévenir par un signe pour que je la recherche; dans ce cas là, vous entourerez le numéro du colis d'un cercle. Vous pouvez le faire en toute sûreté, car nos paquets sont toujours visités très superficiellement, et, en glissant une lettre dans le gaufrage du carton, il n'y a rien à craindre. Dans le cas où, par un hasard extraordinaire on s'en apercevait, il n'arriverait rien du tout. Certains reçoivent des journaux, et quelques uns furent pris parce qu'ils étaient mal dissimulés ; on confisqua les journaux tout simplement, sans rien de plus. Voilà donc une affaire établie maintenant, et vous pouvez envoyer sans crainte, au fond d'une boîte de biscuits, ou bien d'une boîte que vous remplirez à moitié de café. Il y a quelques jours, j'ai reçu des livres que nous avions commandés pour notre bibliothèque et la censure m'en a confisqué deux ; je suis en train de réclamer et peut-être va-t-on m'en rendre un ; donc ce paquet contient un ou deux livres que je vous retourne. Je vous prie de me les réexpédier, un par un, en les mettant dans le fond d'une boîte de biscuits ; ils m'arriveront certainement. Nos lettres sont expédiés après un séjour de 10 jours à la censure, c'est pourquoi vous les recevez entre 15 et 20 jours. Mais parfois je vous en expédie sans ce délai, et c'est pour ça qu'elles ne portent pas la date servant de vérification, que je les date du quantième correspondant au jour de ma captivité, je pense que vous avez déjà dû le comprendre. Vous pouvez dire à Terra que s'il a quelque chose d'intéressant à me dire, il peut toujours le faire en me mettant une lettre à l'intérieur d'un paquet de tabac. Les petits colis envoyés par la poste comme lettres se perdent souvent, et il est préférable d'expédier par colis postal. Dites-le à Terra. Ainsi tous vos colis sont bien arrivés. Donc si Terra a quelques chose à me communiquer, il vaudrait mieux qu'il vous le transmette pour que vous le mettiez dans votre colis. Ce sont surtout les journaux qui nous feraient plaisir, car, nous n'avons que les nouvelles allemandes à lire, et je suis fatigué de ce genre. Ici rien de bien nouveau, nous sommes toujours enfermés dans notre caserne, et on commence à trouver le temps long ; cela m'est égal et je suis disposé à attendre encore 2 ans si cela est nécessaire pour nous voir victorieux. Ce qui est le plus dur, c'est de se voir réduit à l'impuissance alors que notre place serait dans la tranchée. Le régime est toujours le même ; les officiers allemands sont corrects, comme je vous l'ai déjà dit. La nourriture est loin d'être bonne surtout depuis 2 mois, mais avec les conserves que vous m'expédiez j'arrive à me nourrir. Ce sont surtout les repas du soir qui sont lamentables ; nous avons, par exemple, une soupe, tout simplement, ou bien un petit bout de fromage ou bien un peu de charcuterie. A midi soupe assez mauvaise, pommes de terre, une petite portion de viande et un légume, un vague dessert. De temps en temps, le soir, on nous sert des plats absolument immangeables. Malgré cela ne vous affolez pas il n'y a pas de quoi, et je mange à ma faim. Le pain depuis 15 jours est moins mauvais ; c'est peut-être à cause de réclamations venant de France ; avant cela on nous servait un pain infect absolument noir, et plein de saletés. Notre système de vente dont je vous ai parlé dans mon 50 commence à fonctionner très bien, mais nous sommes toujours à cours de marchandises. Vos finances par ce temps de guerre ne sont peut-être pas très à jour et si cela vous dérangeait en quoi que ce soit de faire une expédition, il faudrait les restreindre. Mettez-moi les prix sur les boîtes que vous m'expédiez, car cela facilite l'échange si besoin est. C'est toujours moi qui m'occupe de la bibliothèque, nous avons déjà 900 volumes. Nous brûlons toutes nos boîtes de conserves vides pour qu'elles ne tombent pas aux mains des allemands. Le temps passe tant bien que mal, je me lève vers 8 heure, douche, petit déjeuner de 8 heures 45 à 9 heures 30, distribution de livres, 9 heures 30 appel ; 13 heures déjeuner, 16 heures thé, 19 heures dîner, 22 heures appel, 23 heures extinction des feux. Je donne des leçons d'anglais et d'allemand à des camarades, je prends toujours des leçons de russe ; nous jouons au bridge ; une fois par semaine, conférence par un camarade, j'en ai fait une sur Constantinople. Quelques uns ont monté un café concert (sans café). Bref, vie monotone et rien de sensationnel. Veuillez transmettre les lettres ci-incluses. Naturellement, nous n'entendons qu'un son de cloches sur la guerre, mais, à en juger par la tournure des événements, il me semble que nous n'avons pas été très forts au point de vue diplomatique en Orient ; c'est à mon avis bien de notre faute si nous avons laissé la Turquie se mettre contre nous, et c'est de là, sans doute, que viennent toutes nos erreurs. Mais je n'en suis pas moins convaincu de notre victoire finale. Actuellement les journaux boches parlent beaucoup de leur victoire en Serbie ; ils disent que le nombre total de prisonniers Serbes s'élève à environ 100 000. Ils doivent exagérer. Est-ce que la censure fait des coupures dans ma correspondance ? Jusqu'à présent, grâce à la bibliothèque, j'ai toujours eu une chambre pour moi seul, mais depuis 15 jours nous sommes 2 car il n'y avait plus de place ailleurs ; ce n'est pas très grand : un lit (sommier fil de fer) une table, une chaise, un poële, une toilette, bref c'est très simple. Je pense que cette lettre vous arrivera juste pour les fêtes, et j'en profite pour vous présenter tous mes souhaits à l'occasion de la nouvelle année espérant que ce sera celle de la délivrance pour nous tous. Je souhaite que les événements n'altèrent pas votre santé, et que j'aurai la joie de vous retrouver comme je vous ai quittés. Ce que je souhaite aussi c'est que vous ne vous tourmentiez pas pour mon compte ; vous savez que je m'accommode facilement de tout, et c'est avec résignation que je supporte cette captivité (Ici récit de la captivité cité plus haut) Je reviens de dîner, on nous a donné du cacao et une petite tranche de fromage. J'ai ajouté à cela un peu du pâté que vous m'avez envoyé, et une compote de pommes que j'ai faite, et cela me suffit. Du reste, tout étant affaire d'habitude, je finis par ne plus manger beaucoup. De temps en temps nous organisons des festins entre amis, mais nous sommes obligés de nous modérer car notre estomac n'est plus entraîné.


- Lettre N° 62 du 6 décembre 1915 : c'est probablement cette semaine que je vous expédierai la présente. Dans ce paquet vous devez trouver 10 petites feuilles plus les 2 miennes, soit 12 en tout ; je vous prie de réexpédier les autres aux adresses indiquées sur chacune des feuilles. Depuis avant-hier on nous fait assister à un appel de plus, à 16 heures 1/2 ; c'est probablement pour nous embêter un peu plus. Vous pouvez très bien m'envoyer une 1/2 bouteille de vin dans chacun de vos colis, (du bon), ici on le laisse passer en petite quantité. j'espère que la censure n'a rien supprimé à mon 52 dans lequel je vous demandais pas mal de choses pour Noël, entre autres, une douzaine de demies bouteilles de Champagne. En général, lorsque je vous demande quelque chose qui vous semble bizarre, vous pouvez malgré tout l'envoyer, car si je vous le demande, c'est qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que je le reçoive. Ne soyez pas non plus étonné de la diversité des articles que je vous demande, mais vous comprendrez bien que je cherche à ne rien acheter aux boches.


- Lettre N° 63 du 8 décembre 1915 : Toujours pas de lettres de vous, mais en ce moment les correspondances sont irrégulières. Vous me demandez le nom de mes compagnons, nous sommes 200 français environ, mais en quoi une telle liste de noms pourrait-elle vous intéresser.

- Lettre N° 68 du 4 janvier 1916: La coopérative dont je vous avais parlé a très bien fonctionné pendant 5 semaines, mais nous venons de la fermer, car il s'est trouvé des imbéciles pour la critiquer; du reste la camaraderie est loin de régner parmi les officiers prisonniers, et c'est scandaleux de voir comment certains savent peu comprendre la lutte contre les boches ici. Ne m'envoyez donc plus de crayons ni de savon jusqu'à nouvel ordre, seulement lorsque je vous en demanderai ; quant aux 12 boîtes de lait, continuez à m'en faire l'expédition chaque semaine, c'est pour mon professeur de russe. Je ne mets rien de plus aujourd'hui, car je suis pressé, le paquet qui emporte cette lettre devant bientôt partir. Envoyez-moi donc des journaux et écrivez-moi des choses intéressantes dans les paquets. Je vous embrasse.

- Lettre N° 73 du 25 janvier 1916 : Je vous confirme mon 72 d'hier, par lequel je vous communiquais une note concernant le droit de correspondre qui nous est retiré à partir de demain ; nous recevrons nos lettres jusqu'au 5 février, puis tout sera suspendu aussi bien pour les lettres que pour les paquets. J'espère bien que chez nous, on imposera encore un régime plus dur aux boches prisonniers et, surtout ce que vous devriez recommander en haut lieu, c'est qu'on les nourrisse aussi mal que nous le sommes ; depuis quelques temps les repas sont absolument infects, surtout le soir où c'est immangeable. Donc, nous n'allons plus pouvoir correspondre directement. J'écris aujourd'hui à Terra pour lui commander un stock de marchandises pour plusieurs mois, et que je lui fais adresser à des russes ; quant à vous, ne m'envoyez pas de paquets pour l'instant, car il faut d'abord voir comment cela va marcher. Quant aux lettres, vous pouvez continuer à m'écrire une fois par semaine ; les lettres arrivant ici seront conservées, de sorte que si le service reprenait, j'aurais tout et de suite de vos nouvelles (naturellement vous continuerez le numérotage). En outre vous pourrez m'écrire de la façon suivante: vous adresserez à Monsieur le lieutenant Georg Mattow, Gefangenenlager Friedberg in Hessen ; vous mettrez comme nom d'expéditeur Samonoff Félixowitch, " la Guimarde" île d'Yeu, et signerez de ce nom ; vous numéroterez ces lettres en recommençant une nouvelle série au N° 1. Donnez à la poste de l'île d'Yeu votre nouveau nom ci-dessus, dans le cas où je pourrais vous écrire, par l'intermédiaire de ce Mr. Mattow ; lorsque vous recevrez une lettre signée Mattow, ce sera moi qui vous écris. Si, plus tard je vous disais de m'expédier des paquets, vous le feriez en employant le même système que les lettres avec mêmes noms d'expéditeur et de destinataire et vous continueriez une nouvelle série de numéros. Si vous recevez des lettres signées Mattow, il pourrait parfois se faire que j'y emploie le chiffre habituel, de même que vous pourrez vous en servir. Je suis heureux de voir que mon colis contenant le 61 vous est bien arrivé, et mon 68 a été envoyé par une autre personne dans les mêmes conditions. Lorsque vous me renverrez des paquets, vous pourrez donc employer le même système pour m'écrire ou me remettre des coupures de journaux. J'espère que le bombardement de Nancy ne dérange pas Marie et que cela ne l'inquiète pas. Bien reçu lettre de Paris de petit père et sa carte de Fromantine. Tranquillisez-vous donc sur mon sort et, du reste, par le moyen indiqué ci-dessus,nous pourrons ne pas perdre complètement le contact. Je vais encore vous envoyer une lettre dans ce genre et ce sera sans doute la dernière. Naturellement, dans vos lettres à Mattow, vous ne parlerez pas de moi ; mon nom ne doit pas y figurer. Je vous embrasse bien tous.

- Lettre N° 75 du 26 janvier 1916 : Vous comprendrez donc par cela combien les vérités gênent ces messieurs les boches. En effet comme je vous le disais, la nourriture est déjà depuis fort longtemps détestable, à midi c'est assez supportable, mais le soir, je ne vais même plus au réfectoire depuis de nombreuses semaines. Hier à midi on nous a servi une infâme ratatouille innommable ; c'était une espèce de boulette composée de pommes de terre et probablement de mie de pain accompagnée d'une compote de pruneaux avariés ; personne n'a pu en manger et l'on a déposé 17 réclamations chez le commandant du camp. Vous devriez écrire à Guist'hau qu'il se débrouille pour que l'on se décide enfin chez nous à traiter les boches prisonniers absolument de la même façon. Nous ne nous plaignons pas de notre régime, mais nous voudrions tout au moins que l'on applique le même aux officiers boches chez nous ; nous avons toujours la sottise d'être trop bienveillants et même poires. Dès l'annonce de la suppression des correspondances, nous avons tous protesté ; nous avons été autorisés le 24 à écrire à nos familles, pour prévenir, et ces lettres devaient être expédiées immédiatement sans délai, or, voici 2 jours que cela est fait et ils ne les ont pas encore envoyées ; il est vrai que dans toutes ces lettres que nous avons écrites pour prévenir, nous avons été assez malveillants pour les boches ; nous y avons dit que nous étions très heureux à la condition que la France fasse la même chose ; les boches sont donc très embêtés par ces correspondances et, depuis 2 jours ils se tâtent pour savoir s'ils doivent les expédier. Comme l'argent sera aussi supprimé (je veux dire les mandats) nous avons immédiatement accusé le coup en refusant de continuer la location du billard et des instruments de musique que nous avons ici ; nous avons aussi décommandé 75 % de nos abonnements de journaux puis tout ce que nous avions commandé à la cantine. Tout ceci a eu l'air d'intimider les boches, surtout parce qu'ils s'aperçoivent que notre argent ne va plus leur revenir. Les commerçants de la ville n'ont pas l'air contents (à en juger par l'insistance du marchand de musique). Bref tout cela est fort drôle, et nous rions bien. Je ne serai même pas étonné que les boches cèdent, car, par une note additionnelle qu'ils nous mettent ce matin, ils nous recommandent de continuer à nous faire envoyer de l'argent qui serait déposé chez le trésorier et remis à nous aussitôt la mesure levée. Puis ils terminent cette note en disant: pour terminer, j'invite les prisonniers de guerre à intervenir, dans la mesure de leur possibilité, auprès du gouvernement français pour que la décision qui a été prise par lui vis-à-vis des prisonniers allemands envoyés au Dahomey dans l'Afrique septentrionale et en France soit retirée. Puis ils nous prient d'envoyer la note en France. C'est donc qu'ils espèrent par l'intimidation, faire céder le gouvernement français. Mais pas un de nous n'envoie la note, car nous voudrions bien mieux que les français soient encore plus durs envers les boches pour les faire céder les premiers. Cela devient une véritable rigolade. Ne vous inquiétez pas de moi, tout va bien, et je pense que j'arriverai à vous passer un mot de temps en temps. Je vous embrasse.

Les Evasions - Correspondance - Correspondance Suite (1)