Jeudi 27 août 1914. 10 h du matin.
Chers parents.
Je vous ai télégraphié
hier de l'endroit où nous avons quitté le chemin
de fer; depuis nous avons fait environ 16 km. pour arriver couché
où nous sommes, lieu que je ne vous indique pas de façon
à ce que ma lettre puisse passer. Tout va bien, nous sommes
très bien reçus dans ce village et nous avons tout
ce qui nous est nécessaire. A Châlons nous avons
rencontré un officier du 46, blessé. Nous avons
vu d'autres blessés ; ils disent tous que l'artillerie
allemande n'a aucune valeur, sauf les mitrailleuses. Il paraît
que si nous avons, à un certain moment, eu quelques pertes,
ça provient surtout de l'élan trop brusque de nos
hommes qui s'exposent trop vite. Les nouvelles que nous avons
sont bonnes. J'aurais bien d'autres choses à vous dire,
très intéressantes si nous pouvions écrire,mais
je vous dirai tout cela au retour.
Nous repartons dans 2 heures pour retrouver notre régiment.
Hier après midi, pluie, mais cela ne nous gène pas
puisque nous sommes en campagne. Nous en verrons bien d'autres.
Je vous embrasse bien tous.
Louis
Je suppose que vous avez quitté Fontainebleau et j'adresse à Pouancé. Nous allons probablement voir le 31e et peut-être retrouverai-je Marcel.
Jeudi 29 août 1914.
Chers parents.
Cette lettre est la 2e que
je vous envoie, plus un télégramme. Hier, nous avons
rejoint le 46e dans lequel nous nous sommes répartis. Je
suis maintenant commandant de la 1e Cie. Jusqu'à présent
tout va bien et je n'ai rien vu. Le 46 s'est battu les 22 et 24 août et a éprouvé assez de pertes, dont 7 officiers
tués et 8 blessés.
Le 46 a beaucoup marché depuis le début et il a
été très souvent aux avant-postes. Nous occupons
maintenant une position qui nous laisse plus de répit.
Hier nous avons appris que nous avions remporté quelques
succès. Les allemands que l'on avait laissés passer
la Meuse ont été refoulés et ils ont éprouvé
des pertes énormes : 800 tués ou blessés. Dans une autre direction ils ont eu 12 000 morts. Ces 2 renseignements sont officiels,
c'est donc bon signe.
A part cela c'est tout ce que nous savons.
Je ne suis pas fatigué puisque je n'ai encore pris part
à aucun combat, de plus je suis toujours à cheval.
Nous trouvons à manger très bien et, jusqu'à
présent, j'ai couché dans un lit.
Rien de bien particulier et
je vous embrasse bien tous.
Louis
Samedi 5 septembre 1914.
Chers parents.
Maintenant que plusieurs jours
se sont passés depuis nos opérations il n'y a plus
d'inconvénient à ce que je vous conte ce que nous
avons fait. Nous sommes donc partis de Fontainebleau le 25 août pour arriver le lendemain à 19
h à Dombasle en Argonne, environ 20 km à l'ouest
de Verdun. avons quitté Dombasle à 16 h pour arriver
à 21 h à Avancourt, après 19 km sous la pluie,
y avons cantonné, puis le lendemain sommes repartis dans
la direction nord pour arriver le soir à Montblainville
où nous retrouvâmes le 46e. Le 28 et le 29,
nous avons continué nos marches dans la direction du nord
pour arriver à notre point terminus, à Fossé,
au N.-O. de Dun / Meuse. Nous étions toujours sans nouvelles
exactes, mais savions cependant que nous étions à
proximité de l'ennemi. Enfin, le dimanche 30 août, à 17 h , nous commencions à nous
accrocher à l'ennemi. Je disposai ma Cie. suivant les ordres
reçus, puis je me plaçai sur la ligne de feu au
milieu d'une section. Les balles sifflèrent immédiatement,
et, je dois vous dire que, pour la 1 ère fois, cela produit
un effet vraiment impressionnant, mais on s'y fait vite et, à
force de les entendre siffler, on finit par n'y plus faire attention.
Nous avancions lentement, par bonds progressifs et en rampant,
et l'affaire prenait très bonne tournure ; malheureusement
à un certain moment, d'autres régiments vinrent
se mêler à nous, et, de plus la nuit arrivant il
s'en suivit un certain désarroi qui embrouillât notre
action. Certains groupes commirent la folie de commencer une charge
à la baïonnette à beaucoup trop grande distance,
ce qui nous occasionna des pertes assez sérieuses, sans
pour cela obtenir le résultat que nous espérions.
Je me trouvais pris entre 2 feux, ceux de l'ennemi et ceux du
89. J'arrêtai donc mon mouvement en avant et attendis 1/4
d'heure que la rafale passât. Quelques instants plus tard,
le rassemblement sonnait, et nous nous repliâmes sur la
ferme d'où nous étions partis. Comme résultat,
ce fût nul, car nous n'aurions, à mon avis, jamais
dû attaquer si tard, d'autant que le deuxième corps
qui devait nous soutenir, n'était pas arrivé. Nous
passâmes la nuit aux aguets et le lendemain à l'aube,
nous fûmes attaqués de nouveau. N'ayant aucun soutien
et l'ennemi semblant être en forces supérieures nous
nous repliâmes après deux heures de combat. Il est
assez difficile de critiquer les opérations car nous n'en
voyons que d'infimes détails, mais il me semble qu'il manque
de liaison entre les corps, les ordres ne sont pas précis
et les contre-ordres se succèdent sans interruption. Si
nous avions été soutenus comme nous devions l'être,
nous avions là une petite victoire. Mais il paraît
que depuis le début toutes nos attaques se sont terminées
ainsi. Nous nous accrochons, et, au moment où tout va bien,
l'ordre de se replier arrive, c'est probablement pour fatiguer
l'ennemi et l'attirer plus en avant chez nous.
Je dois dire qu'après ces deux combats, je m'estimai très
heureux d'y avoir échappé, car les pertes en officiers
sont très élevées, sur 34 officiers de l'active
il n'en reste que 8, le colonel et le lieutenant colonel sont
blessés, ce sera véritablement un miracle si j'en
reviens sain et sauf. Le lundi 31 et mardi 1er nous revenons dans
le sud, en suivant presque le même itinéraire. Le
lundi nous sommes restés toute la journée sous un
soleil torride dans des tranchées que nous avions creusées
pour nous préserver de l'artillerie. A notre gauche, nous
avions le 2e corps et à droite les 4e et 6e corps. Toute
la journée duel d'artillerie, surtout sur le 2e corps.
Quant à nous, nous ne reçûmes que quelques
rares boulets, car les allemands ne nous avaient pas repérés.
Vers le soir, le 2e se replia et nous nous restâmes sur
nos positions toute la nuit sans fermer l'oeil. Nous étions
très bien pour repousser toute attaque, lorsque, à
l'aube l'ordre arriva de se replier, sans combattre. Le mardi,
nous marchâmes toute la journée pour arriver le soir
à la nuit à Montblainville, où nous devions
nous reposer un jour. Mais le lendemain matin, à 4 h réveil
et départ
(2 sept). Nous nous plaçons
au N.O. de Charpentry sur une crête, où nous construisons
des tranchées, puis vers 11 h nous nous portons en avant.
Charpentry est à l'ouest et Montfaucon. Notre artillerie
attaque et nous allons nous placer à sa droite. Je place
ma Cie. entre 2 bois et je fais faire des tranchées, puis
ouvrir immédiatement le feu sur l'ennemi qui débouchait
d'un bois à environ 900 mètres de nous. L'ennemi
était tellement surpris par notre feu et abrutit par notre
artillerie qu'il ne répondait même pas, les allemands
commencèrent même à se replier et à
rentrer dans le sous bois, lorsqu'ils se décidèrent
enfin à nous arroser de leur feu. Nous nous couchons immédiatement
et une de leur premières balles fut pour moi. J'eus la
chance que la balle vint heurter la courroie de mon revolver,
ce qui la fit dévier et ne me causa qu'une enflure et surtout
un choc. Ma veste fut percée, mais même pas la chemise.
On me retira de la ligne de feu, on me fit un pansement et je
rejoignis l'arrière où je trouvais des autos évacuant
les blessés sur Clermont en Argonne, à environ 20
km. Là nous prîmes le train pour Bar le duc où
nous arrivâmes vers 9 h du soir. Ma blessure est insignifiante,
je ressens seulement une douleur lorsque je me remue trop. C'est
plutôt comme si j'avais reçu un choc violent dans
le dos. Je suis resté 2 jours à l'hôpital
et hier à 13 h 42, 4 septembre on me fit prendre le train
pour Troyes avec d'autres blessés qui sont évacués.
Les lignes sont fort encombrées et nous faisons des pauses
de plusieurs heures. Ainsi il est maintenant 10h du matin , 5
septembre et nous sommes à 25 km de Troyes, sans savoir
quand nous y arriverons. De Troyes, je ne sais pas où je
vais me rendre, car je ne pourrai sans doute pas rejoindre facilement
mon régiment . Je vais donc vers l'inconnu.
En règle générale nous n'en savons pas plus
que ce que nous apprennent les journaux, lorsque par hasard nous
en voyons un. Nous ne voyons que les combats auxquels nous assistons,
et encore, sans jamais en connaître la portée. Il
est évidant que l'ordre général est de reculer,
et cela doit avoir un but qui nous est inconnu. Nous n'engageons
jamais de grands combats et nous nous replions toujours en ordre
parfait. On a beau faire le malin, ce n'est pas gai la guerre,
et je puis dire que j'ai vu des choses horribles. Mais puisque
c'est une nécessité, il ne faut pas faire attention
à ces détails.
J'ai tenu à vous écrire cette longue lettre car
je ne sais pas si j'aurai encore l'occasion de vous entretenir
aussi longuement. Je souhaite cependant que ce ne soit pas la
dernière et peut-être la Providence me protégera-t-elle
pour que je puisse vous revoir. Je vous écris cette lettre
dans le train qui s'arrêtent à chaque instant . Voyant
enfin que le train n'avançait plus, je l'ai quitté
avec un camarade, et nous sommes arrivés à Troyes
à 5 h du soir après 10 km à pied. Ici, tout
est normal, de nouvelles troupes s'embarquent et l'on semble toujours
très confiant. Je vais enfin pouvoir manger ce soir et
me reposer ce qui ne m'est pas arrivé depuis longtemps.
Demain j'irai à la place prendre des ordres. Ma blessure
est presque guérie mais cela me gène encore quand
je mets mon équipement.
Dimanche 6
septembre, Avons dîné
d'une façon merveilleuse au champagne, ces occasions étant
rares, quand elles se présentent nous ne négligeons
rien, pensant toujours que c'est peut-être notre dernier
repas. Avons passé une nuit excellente. Je viens du bureau
de la place et je dois rejoindre Montereau le plus tôt possible.
je m'embarquerai donc dans l'après midi. Je viens de vous
télégraphier à l'ile d'Yeu . Ce matin les
nouvelles sont bonnes.
Je vous quitte donc pour aujourd'hui et je vous recommande de
ne pas vous tourmenter. Estimez-vous très heureux d'avoir
cette lettre , car il y a beaucoup de disparus sans même
avoir eu le temps de donner des nouvelles chez eux. J'espère
que vous avez de bonnes nouvelles d'Alfred. Je souhaite vivement
la fin de cette guerre pour que je puisse vous retrouver.
En attendant je vous embrasse bien tous ainsi que Marie et Guite.
Au revoir j'espère.
Marvéjols 28 septembre 1914.
Cher petit père.
J'ai bien reçu ta lettre du 9 et tes cartes etc.... Je
suis fort occupé car nous sommes très peu d'officiers
pour beaucoup d'hommes. Je suis toujours au dépôt
de Marvéjols. On parle de l'envoi d'un nouveau renfort,
mais nous n'en connaissons ni la date ni la composition de sorte
que je ne sais pas si j'en serai... Tu vois par les nouvelles
que nous sommes en position favorable, et, malgré la lenteur,
j'espère que le résultat sera bon... J'ai des nouvelles
de Pouancé et d'Alfred mais on n'a rien de Marcel. Je suis
assez inquiet sur son sort, car un long silence est anormal. Enfin
s'il n'est plus de ce monde, il aura souffert moins longtemps,
mais il en serait très malheureux à cause des siens.
Ducouret est parti de Fontainebleau avec le second renfort dans
les derniers jours d'août, pour Montereau. De là,
après quelques jours ils ont rejoint le front. Hier j'ai
appris qu'il a été blessé par 5 shrapnels.
Il n'a pas eu de chance, car il a reçu cela le lendemain
de son arrivée sur le front, juste au début de la
marche d'approche. Je ne sais pas à quel hôpital
il se trouve, c'est assez grave, mais il doit, paraît-il
s'en tirer très bien. J'ai causé hier à un
officier de notre régiment de réserve, le 246, (c'est
lui qui m'a donné des nouvelles de Ducouret) et qui revenait
de Soissons où ils sont continuellement sous le feu de
l'artillerie, jour et nuit. Ce fut très dur et il parait
que les dégâts commis par les allemands dans la ville
sont épouvantables, ils ont tous détruit. D'après
la marche des événements, il semble que ce sera
très long et nous ne sommes pas au bout de nos peines.
Mais c'est bien de notre faute, à cause de notre politique
et si au lieu de perdre notre temps à voter des lois idiotes,
à mettre les curés à la porte et à
penser à la paix, nous avions travaillé comme les
allemands, nous n'en serions pas là. Notre aviation et
notre artillerie lourde, tout cela est sur le papier et s'est
endormi dans les commissions. Vraiment, ceux qui préconisaient
le service de 2 ans peuvent se vanter de nous avoir mis dans un
joli pétrin. Heureusement que tout le monde est décidé
à en sortir, mais cela va nous coûter cher. Je suis
excessivement bien reçu chez mon propriétaire, c'est
un notaire : Me. Rouchy, et je pense qu'il serait très
bien que tu lui adresses un petit mot de remerciements en lui
disant combien vous êtes heureux de me savoir si bien soigné
chez eux...
Je t'embrasse...
Louis
Ambréville 15 octobre 1914.
Cher parents.
Nous avons quitté Clermont ce matin à 9 h30 pour
arriver ici 1 heure après et nous y cantonnons jusqu'à
nouvel ordre.
Ici j'ai trouvé le 31 ème RI et je me suis mis en
quête de renseignements sur Marcel... Ici, j'ai tout appris
par le bureau du colonel. On m'a conduit à la Cie. de Marcel
et j'ai causé avec un caporal réserviste(Casanelli,
69 rue Blanche Paris) qui se trouvait aux côtés de
Marcel pendant le combat de Moers, près de Longuyon, le 24 août. J'ai appris une nouvelle bien pénible,
et je dois vous dire que ce pauvre Marcel est dans un monde meilleur
que le nôtre. Nous avons la consolation de savoir qu'il
n'a pas souffert du tout. L'affaire fut chaude et il y eut beaucoup
de morts ce jour là. Marcel fut frappé à
la tête, sur le côté droit , par un éclat
d'obus qui lui ouvrit le crâne, il fut tué sur le
coup, n'ayant pas même le temps de dire un mot. Ceci se
passait à l'ouest de Moers sur le sommet d'une crête
et le 31 ème dût battre en retraite sans avoir le
temps d'enterrer ses morts ni de ramener les blessés. Comme
témoins de sa mort il y eut également le sergent
d'active Imbault et le sergent réserviste Bryant mais je
n'ai pu les voir car ils sont tous les deux évacués.
Voilà donc hélas ! la première victime de
cette maudite guerre dans notre famille. Nous avons au moins l'honneur
de savoir qu'il est tombé courageusement en faisant son
devoir de français.
Je vous embrasse......
Louis
23 octobre 1914.
Cher parents.
Je ne vous indique pas l'endroit
où nous nous trouvons, pour ne rien dévoiler, quoique
l'ennemi sache parfaitement où nous sommes. Tout notre
pays regorge d'espions et tout est signalé au fur et à
mesure. Cela tient à notre bêtise car nous tolérons
des civils dans la zone des armées. Il y en a qui le soir
venu font des signaux à la lanterne avec l'ennemi et nous
n'arrivons pas à les prendre. Du reste cette histoire d'espionnage
a été menée à fond par les allemands
et par notre stupidité nous pouvons dire que nous avons
été complices.
Je vous écris aujourd'hui du fond de ma tranchée
où je suis depuis 3 jours à environ 7 à 800
mètres de l'ennemi. Nous n'avons pas encore tiré
un coup de feu, car nous nous regardons sans attaquer ni l'un
ni l'autre. Hier, cependant ils nous ont bombardé 1 heure
durant et la Cie. à côté de la mienne a eu
4 blessés. Heureusement rien pour nous. Je crois que nous
allons être relevés cette nuit par un autre régiment,
pour nous permettre d'aller au repos. Nous sommes à la
lisière d'un bois mais assez visibles car il n'y a plus
beaucoup de feuilles. Nos tranchées ont environ 1 mètre
de profondeur et sont couvertes de feuillage et de terre ; nous
avons des couverture et de la paille et il ne fait pas trop froid.
On apporte à manger aux hommes le soir et à moi
; mon cuisinier vient 2 fois par jour. Il ne me manque rien. La
nuit naturellement, nous n'allumons rien. Je me suis fait un petit
trou dans le fond d'une tranchée et je peux y allumer une
bougie sans que rien ne se voit j'arrive donc ainsi à lire
le soir. Malgré tout ce semblant de confort, ce n'est tout
de même pas très drôle et je ne vois pas la
fin arriver bien vite. Le moral des hommes est cependant très
bon et l'on sent que tous sont décidés à
lutter jusqu'au bout. Je constate journellement combien les allemands
étaient préparés de longue date à
cette guerre et leur supériorité vient surtout de
la légèreté avec laquelle nous nous sommes
occupés de la question militaire. Le politique chez nous
a été très néfaste et nous en supportons
maintenant les conséquences ; Vous êtes du reste
fixés à ce sujet. Depuis mon départ de Marvéjols
je suis sans nouvelles de vous. Je suis promu capitaine depuis
le 19 octobre.
Je n'ai guère le temps d'écrire, je suis en bonne
santé.
Je vous embrasse...
Louis
4 novembre 1914.
Cher petit père.
Nous sommes toujours dans les bois et les tranchées que
nous creusons toutes les nuits. Voici déjà 17 jours
de suite que nous passons aux avant-postes et il n'est toujours
pas question de nous relever. D'habitude, les régiments
de la division se relèvent tous les 4 jours et l'on passe
ainsi au repos à l'arrière pendant une huitaine
de jours. Or depuis quelques temps, par suite de piston plus ou
moins fort qu'ont les officiers des autres régiments, ils
obtiennent de rester en réserve, et c'est malheureusement
ce pauvre 46 ème qui trinque toujours. Le 76e, en particulier
est au repos depuis 6 semaines, c'est curieux tout de même
de voir comme tout cela marche. Les 28 et 29 octobre l'ordre fut
donné d'attaquer Vauquois et naturellement ce fut le 46e
qui trinqua. Ce fut, à mon avis ainsi que de l'opinion
de tous, une grosse bêtise de notre part d'attaquer une
telle position où l'ennemi se fortifie et se retranche
depuis plus de 6 semaines.
En effet le résultat fut nul et cette affaire coûta
à un de nos bataillon 200 hommes hors de combat ; plus
les pertes d'un bataillon du 89 ème auquel on avait fait
occuper une position stupide et intenable où presque tous
se sont fait massacrer par l'artillerie. Nous continuons donc
de temps en temps nos bêtises et cela, probablement pour
la gloire recherchée de quelques généraux
pour lesquels la vie des hommes ne compte pas. Enfin on s'est
tout de même rendu compte que notre attaque avait échoué
et l'on a décidé de s'en tenir à occuper
nos positions. Et en attendant, c'est toujours le 46e qui est
en première ligne. Tout est revenu calme depuis l'attaque
de Vauquois, sauf, de temps en temps la nuit, une fusillade déclenchée
en général par des patrouilles qui se rencontrent.
Le jour, c'est l'artillerie qui donne. Il serait idiot de vouloir
s'emparer de Vauquois car, à peine y serions nous que nous
subirions les effets de l'artillerie ennemie de Montfaucon. Il
est donc préférable d'attendre que, menacés
sur leur flanc droit, ils veuillent bien s'en aller, ce à
quoi ils seront forcés un jour où l'autre à
la suite de la marche de notre aile gauche. Bref tout cela est
bien long et l'on commence à être fatigué
de cette attente.
J'espère toujours que tu auras écrit à monsieur
Guist'hau pour qu'il obtienne de me faire mettre à l'état
major anglais ce qui serait bien plus intéressant.
Heureusement qu'il ne fait pas encore trop froid ; nous construisons
des maisons souterraines .
Je t'embrasse......
Louis
Clermont en Argonne 14 novembre 1914.
Cher petit père.
Bien reçu ta dernière... Après 21 jours dans
les bois et les tranchées nous avons été
relevés pour venir nous reposer à Futeau (9 km de
Clermont). Nous y étions fort bien installés lorsque
le lendemain, on nous fit déménager pour revenir
à Clermont où nous sommes moins bien. L'état
major du 5 ème corps est installé ici depuis très
longtemps et, naturellement , c'est lui qui occupe tout. Notre
bataillon est ici, soit disant au repos, mais on trouve le moyen
de nous faire faire l'exercice. Hier, marche de 20 km sous la
pluie. De plus, nous fournissons 300 hommes par jour comme corvées,
pour empierrer des routes, couper du bois, nettoyer la ville,
bref toutes corvées qui seraient bien mieux faites par
des prisonniers, plutôt que de fatiguer nos hommes. Je crois
que nous sommes encore ici pour quelques jours car il est question
de vacciner contre la typhoïde.
Je t'embrasse...
Louis
En campagne 20 novembre 1914.
Cher petit père.
Depuis 3 jours nous avons changé de place et nous sommes
maintenant en pleine forêt
de l'Argonne. Les tranchées de ma Cie. se trouvent
à 600 mètres de l'ennemi ; certaines Cies. ne sont
qu'à 60 mètres. Rien de particulier et nous restons
naturellement sur nos positions. Nous nous contentons de tirer
sur des points bien repérés lorsque nous y voyons
passer des boches, et c'est plutôt du tire à la cible.
Toute la nuit les balles sifflent.
Je suis à l'infirmerie pour 48 heures car j'ai été
très fatigué par la vaccination antityphique qui
m'a occasionné de la fièvre et un abrutissement
général... J'en ai profité pour me faire
extraire un éclat de mitraille que j'ai reçu avant
hier à l'épaule, provenant d'une grenade qui a éclaté
à 5 mètres derrière nous ; cela c'est très
bien passé car ce n'était pas pénétré
très loin ; l'éclat a environ 1 centimètre
carré et pèse 2 à 3 grammes, ce nest donc
rien. Je compte rejoindre la tranchée demain soir. Il commence
à faire froid. Là où nous nous trouvons nous
sommes plus exposés qu'auparavant, mais que veux-tu c'est
la guerre et cela ne se fait pas dans un fauteuil. Continuons
à espérer. Rien d'autre pour aujourd'hui.
Je t'embrasse...
Louis
21 nov. 8h. Je viens de me lever, la nuit a été
tranquille, je suis tout à fait reposé et je vais
rejoindre ma Cie. dans l'après midi.
Les Islettes 14 décembre 1914.
Cher petit père.
Nous avons quitté les tranchées il y a 4 jours pour
venir passer une semaine au repos. Nous alternons maintenant :
8 jours de tranchées, 8 jours de repos. Nous sommes donc
toujours dans l'Argonne, en plein de cette fameuse forêt
d'où nous n'arrivons pas à les sortir. Certaines
de nos tranchées ne sont qu'à 30 mètres d'eux
; celles de ma Cie. variaient de 80 à 150 mètres.
On ne peux même pas dire que l'on se regarde, car aussitôt
qu'on passe la tête au dessus de la tranchée, c'est
une pluie de balles. Malgré cela je n'ai encore que 3 blessés
cette fois ci ; la fois précédente, j'avais eu 9
blessés (dont moi-même) et 3 tués. C'est une
situation émouvante et déprimante et de plus, nous
nous usons à petit feu. Nous sommes dans une situation
telle qu'il est dangereux de s'avancer. Les allemands sont formidablement
retranchés depuis longtemps et, avec quelques hommes seulement,
ils mettraient facilement en bas une compagnie qui voudrait attaquer
leurs tranchées. Ce qu'il y a de stupide c'est que malgré
tout , nous recevons l'ordre d'avancer; nous creusons alors vers
l'avant un boyau de communication, puis nous faisons une nouvelle
tranchée parallèle à l'ancienne. C'est absolument
idiot car nous approchons d'eux mais eux ne reculent pas. Ils
nous laissent venir pour ensuite nous miner et la semaine, dernière
ils ont fait sauter une tranchée où se trouvait
le 89e. Quand à nous, nous n'avons pas les moyens pour
en faire autant car le matériel nécessaire manque.
Il est bien claire que cette Argonne sera un morceau dur à
avaler, et nous ferions mieux d'attendre qu'ils s'en aillent tout
seuls, puis qu'ici, somme toute, nous ne sommes que pour former
pivot et les empêcher de tourner Verdun. Nous avons eu beaucoup
de pluie, et les tranchées sont pleines de boue et d'eau.
On patauge à plaisir et l'on en revient sale comme des
cochons. Malgré cela le troupier est toujours de bonne
humeur, à peu près. C'est tout de même bien
long mais il doit bien en être de même chez les boches.
Ma blessure est tout à fait fermée maintenant. As-tu
reçu le petit morceau de grenade que je t'avais envoyé
?
Au point de vue physique je résiste assez bien, mais comme
tout le monde, c'est le moral qui malgré tout , travaille.
songe un peu dans quel état l'on peux se trouver lorsque
l'on reste 8 jours accroupi dans le fond d'une tranchée
d'où l'on ne peux sortir sans être arrosé
de balles ! la nuit c'est une fusillade ininterrompue, chacun
tirant dans l'obscurité pour empêcher l'autre d'avancer.
Tout cela n'est pas gai et est très déprimant. Heureusement
que nous avons les repos pour nous remettre un peu. On en profite
assez ; ainsi en ce moment, nous sommes bien installés,
nous avons même trouvé des huîtres excellentes
et du champagne. Nous sommes à 8 km de Ste. Menehould où
l'on trouve beaucoup de choses, ainsi qu'ici même où
l'approvisionnement est bon à cause de l'état major
qui y stationne.
Les nouvelles, d'après les journaux, sont toujours les
mêmes, mais il me semble que la Roumanie et l'Italie vont
se mettre dans la danse ; je souhaite que ce soit bien vite pour
hâter le dénouement.
Je t'embrasse...