Samedi 5 septembre 1914.
Chers parents.
Maintenant que plusieurs jours
se sont passés depuis nos opérations il n'y a plus
d'inconvénient à ce que je vous conte ce que nous
avons fait. Nous sommes donc partis de Fontainebleau le 25 août pour arriver le lendemain à 19
h à Dombasle en Argonne, environ 20 km à l'ouest
de Verdun. avons quitté Dombasle à 16 h pour arriver
à 21 h à Avancourt, après 19 km sous la pluie,
y avons cantonné, puis le lendemain sommes repartis dans
la direction nord pour arriver le soir à Montblainville
où nous retrouvâmes le 46e. Le 28 et le 29,
nous avons continué nos marches dans la direction du nord
pour arriver à notre point terminus, à Fossé,
au N.-O. de Dun / Meuse. Nous étions toujours sans nouvelles
exactes, mais savions cependant que nous étions à
proximité de l'ennemi. Enfin, le dimanche 30 août, à 17 h , nous commencions à nous
accrocher à l'ennemi. Je disposai ma Cie. suivant les ordres
reçus, puis je me plaçai sur la ligne de feu au
milieu d'une section. Les balles sifflèrent immédiatement,
et, je dois vous dire que, pour la 1 ère fois, cela produit
un effet vraiment impressionnant, mais on s'y fait vite et, à
force de les entendre siffler, on finit par n'y plus faire attention.
Nous avancions lentement, par bonds progressifs et en rampant,
et l'affaire prenait très bonne tournure ; malheureusement
à un certain moment, d'autres régiments vinrent
se mêler à nous, et, de plus la nuit arrivant il
s'en suivit un certain désarroi qui embrouillât notre
action. Certains groupes commirent la folie de commencer une charge
à la baïonnette à beaucoup trop grande distance,
ce qui nous occasionna des pertes assez sérieuses, sans
pour cela obtenir le résultat que nous espérions.
Je me trouvais pris entre 2 feux, ceux de l'ennemi et ceux du
89. J'arrêtai donc mon mouvement en avant et attendis 1/4
d'heure que la rafale passât. Quelques instants plus tard,
le rassemblement sonnait, et nous nous repliâmes sur la
ferme d'où nous étions partis. Comme résultat,
ce fût nul, car nous n'aurions, à mon avis, jamais
dû attaquer si tard, d'autant que le deuxième corps
qui devait nous soutenir, n'était pas arrivé. Nous
passâmes la nuit aux aguets et le lendemain à l'aube,
nous fûmes attaqués de nouveau. N'ayant aucun soutien
et l'ennemi semblant être en forces supérieures nous
nous repliâmes après deux heures de combat. Il est
assez difficile de critiquer les opérations car nous n'en
voyons que d'infimes détails, mais il me semble qu'il manque
de liaison entre les corps, les ordres ne sont pas précis
et les contre-ordres se succèdent sans interruption. Si
nous avions été soutenus comme nous devions l'être,
nous avions là une petite victoire. Mais il paraît
que depuis le début toutes nos attaques se sont terminées
ainsi. Nous nous accrochons, et, au moment où tout va bien,
l'ordre de se replier arrive, c'est probablement pour fatiguer
l'ennemi et l'attirer plus en avant chez nous.
Je dois dire qu'après ces deux combats, je m'estimai très
heureux d'y avoir échappé, car les pertes en officiers
sont très élevées, sur 34 officiers de l'active
il n'en reste que 8, le colonel et le lieutenant colonel sont
blessés, ce sera véritablement un miracle si j'en
reviens sain et sauf. Le lundi 31 et mardi 1er nous revenons dans
le sud, en suivant presque le même itinéraire. Le
lundi nous sommes restés toute la journée sous un
soleil torride dans des tranchées que nous avions creusées
pour nous préserver de l'artillerie. A notre gauche, nous
avions le 2e corps et à droite les 4e et 6e corps. Toute
la journée duel d'artillerie, surtout sur le 2e corps.
Quant à nous, nous ne reçûmes que quelques
rares boulets, car les allemands ne nous avaient pas repérés.
Vers le soir, le 2e se replia et nous nous restâmes sur
nos positions toute la nuit sans fermer l'oeil. Nous étions
très bien pour repousser toute attaque, lorsque, à
l'aube l'ordre arriva de se replier, sans combattre. Le mardi,
nous marchâmes toute la journée pour arriver le soir
à la nuit à Montblainville, où nous devions
nous reposer un jour. Mais le lendemain matin, à 4 h réveil
et départ
(2 sept). Nous nous plaçons
au N.O. de Charpentry sur une crête, où nous construisons
des tranchées, puis vers 11 h nous nous portons en avant.
Charpentry est à l'ouest et Montfaucon. Notre artillerie
attaque et nous allons nous placer à sa droite. Je place
ma Cie. entre 2 bois et je fais faire des tranchées, puis
ouvrir immédiatement le feu sur l'ennemi qui débouchait
d'un bois à environ 900 mètres de nous. L'ennemi
était tellement surpris par notre feu et abrutit par notre
artillerie qu'il ne répondait même pas, les allemands
commencèrent même à se replier et à
rentrer dans le sous bois, lorsqu'ils se décidèrent
enfin à nous arroser de leur feu. Nous nous couchons immédiatement
et une de leur premières balles fut pour moi. J'eus la
chance que la balle vint heurter la courroie de mon revolver,
ce qui la fit dévier et ne me causa qu'une enflure et surtout
un choc. Ma veste fut percée, mais même pas la chemise.
On me retira de la ligne de feu, on me fit un pansement et je
rejoignis l'arrière où je trouvais des autos évacuant
les blessés sur Clermont en Argonne, à environ 20
km. Là nous prîmes le train pour Bar le duc où
nous arrivâmes vers 9 h du soir. Ma blessure est insignifiante,
je ressens seulement une douleur lorsque je me remue trop. C'est
plutôt comme si j'avais reçu un choc violent dans
le dos. Je suis resté 2 jours à l'hôpital
et hier à 13 h 42, 4 septembre on me fit prendre le train
pour Troyes avec d'autres blessés qui sont évacués.
Les lignes sont fort encombrées et nous faisons des pauses
de plusieurs heures. Ainsi il est maintenant 10h du matin , 5
septembre et nous sommes à 25 km de Troyes, sans savoir
quand nous y arriverons. De Troyes, je ne sais pas où je
vais me rendre, car je ne pourrai sans doute pas rejoindre facilement
mon régiment . Je vais donc vers l'inconnu.
En règle générale nous n'en savons pas plus
que ce que nous apprennent les journaux, lorsque par hasard nous
en voyons un. Nous ne voyons que les combats auxquels nous assistons,
et encore, sans jamais en connaître la portée. Il
est évidant que l'ordre général est de reculer,
et cela doit avoir un but qui nous est inconnu. Nous n'engageons
jamais de grands combats et nous nous replions toujours en ordre
parfait. On a beau faire le malin, ce n'est pas gai la guerre,
et je puis dire que j'ai vu des choses horribles. Mais puisque
c'est une nécessité, il ne faut pas faire attention
à ces détails.
J'ai tenu à vous écrire cette longue lettre car
je ne sais pas si j'aurai encore l'occasion de vous entretenir
aussi longuement. Je souhaite cependant que ce ne soit pas la
dernière et peut-être la Providence me protégera-t-elle
pour que je puisse vous revoir. Je vous écris cette lettre
dans le train qui s'arrêtent à chaque instant . Voyant
enfin que le train n'avançait plus, je l'ai quitté
avec un camarade, et nous sommes arrivés à Troyes
à 5 h du soir après 10 km à pied. Ici, tout
est normal, de nouvelles troupes s'embarquent et l'on semble toujours
très confiant. Je vais enfin pouvoir manger ce soir et
me reposer ce qui ne m'est pas arrivé depuis longtemps.
Demain j'irai à la place prendre des ordres. Ma blessure
est presque guérie mais cela me gène encore quand
je mets mon équipement.
Dimanche 6
septembre, Avons dîné
d'une façon merveilleuse au champagne, ces occasions étant
rares, quand elles se présentent nous ne négligeons
rien, pensant toujours que c'est peut-être notre dernier
repas. Avons passé une nuit excellente. Je viens du bureau
de la place et je dois rejoindre Montereau le plus tôt possible.
je m'embarquerai donc dans l'après midi. Je viens de vous
télégraphier à l'ile d'Yeu . Ce matin les
nouvelles sont bonnes.
Je vous quitte donc pour aujourd'hui et je vous recommande de
ne pas vous tourmenter. Estimez-vous très heureux d'avoir
cette lettre , car il y a beaucoup de disparus sans même
avoir eu le temps de donner des nouvelles chez eux. J'espère
que vous avez de bonnes nouvelles d'Alfred. Je souhaite vivement
la fin de cette guerre pour que je puisse vous retrouver.
En attendant je vous embrasse bien tous ainsi que Marie et Guite.
Au revoir j'espère.