Les Islettes 14 décembre 1914.

Cher petit père.
Nous avons quitté les tranchées il y a 4 jours pour venir passer une semaine au repos. Nous alternons maintenant : 8 jours de tranchées, 8 jours de repos. Nous sommes donc toujours dans l'Argonne, en plein de cette fameuse forêt d'où nous n'arrivons pas à les sortir. Certaines de nos tranchées ne sont qu'à 30 mètres d'eux ; celles de ma Cie. variaient de 80 à 150 mètres. On ne peux même pas dire que l'on se regarde, car aussitôt qu'on passe la tête au dessus de la tranchée, c'est une pluie de balles. Malgré cela je n'ai encore que 3 blessés cette fois ci ; la fois précédente, j'avais eu 9 blessés (dont moi-même) et 3 tués. C'est une situation émouvante et déprimante et de plus, nous nous usons à petit feu. Nous sommes dans une situation telle qu'il est dangereux de s'avancer. Les allemands sont formidablement retranchés depuis longtemps et, avec quelques hommes seulement, ils mettraient facilement en bas une compagnie qui voudrait attaquer leurs tranchées. Ce qu'il y a de stupide c'est que malgré tout , nous recevons l'ordre d'avancer; nous creusons alors vers l'avant un boyau de communication, puis nous faisons une nouvelle tranchée parallèle à l'ancienne. C'est absolument idiot car nous approchons d'eux mais eux ne reculent pas. Ils nous laissent venir pour ensuite nous miner et la semaine, dernière ils ont fait sauter une tranchée où se trouvait le 89e. Quand à nous, nous n'avons pas les moyens pour en faire autant car le matériel nécessaire manque. Il est bien claire que cette Argonne sera un morceau dur à avaler, et nous ferions mieux d'attendre qu'ils s'en aillent tout seuls, puis qu'ici, somme toute, nous ne sommes que pour former pivot et les empêcher de tourner Verdun. Nous avons eu beaucoup de pluie, et les tranchées sont pleines de boue et d'eau. On patauge à plaisir et l'on en revient sale comme des cochons. Malgré cela le troupier est toujours de bonne humeur, à peu près. C'est tout de même bien long mais il doit bien en être de même chez les boches.
Ma blessure est tout à fait fermée maintenant. As-tu reçu le petit morceau de grenade que je t'avais envoyé ?
Au point de vue physique je résiste assez bien, mais comme tout le monde, c'est le moral qui malgré tout , travaille. songe un peu dans quel état l'on peux se trouver lorsque l'on reste 8 jours accroupi dans le fond d'une tranchée d'où l'on ne peux sortir sans être arrosé de balles ! la nuit c'est une fusillade ininterrompue, chacun tirant dans l'obscurité pour empêcher l'autre d'avancer. Tout cela n'est pas gai et est très déprimant. Heureusement que nous avons les repos pour nous remettre un peu. On en profite assez ; ainsi en ce moment, nous sommes bien installés, nous avons même trouvé des huîtres excellentes et du champagne. Nous sommes à 8 km de Ste. Menehould où l'on trouve beaucoup de choses, ainsi qu'ici même où l'approvisionnement est bon à cause de l'état major qui y stationne.
Les nouvelles, d'après les journaux, sont toujours les mêmes, mais il me semble que la Roumanie et l'Italie vont se mettre dans la danse ; je souhaite que ce soit bien vite pour hâter le dénouement.

Je t'embrasse...

Louis

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©Yves SALMON mars 2001
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